Joignez à cela la bassesse de cette passion, qui s'attaque surtout aux âmes faibles. Aristote, dans l'énumération qu'il fait des devoirs et des vertus de l'homme magnanime, compte particulièrement l'oubli des injures. Le souvenir des injures, au contraire, ainsi que la colère, est le vice propre d'une âme sans énergie. Quelles sont les personnes les plus promptes à se fâcher, sinon les enfants, les vieillards, les malades, les femmes, et les insensés ? Les enfants s'irritent pour un rien, et tout aussitôt expriment leur colère par des larmes. Les vieillards et les malades sont presque toujours d'une humeur chagrine. Quant à la colère des femmes, il est écrit au livre de l'Ecclésiastique : « Il n'y a point de tête plus méchante que la tête du serpent, ni de colère plus aigre que la colère de la femme. » Non est caput nequius super caput colubri, et non est ira super iram mulieris. Eccli xxv, 22. Nous lisons également de la colère de l'insensé : « La pierre est lourde et le sable pesant, mais la colère de l'insensé pèse encore plus que l'une et l'autre. » Grave est saxum et onerosa arena, sed ira stulli utraque gravior. Prov. XXVII, 3. De même que la sagesse est la propre force de l'homme sage, parce qu'elle réprime avec le frein de la raison les mouvements désordonnés de l'âme, selon ce que dit Salomon : « Celui qui est patient, se gouverne avec une grande prudence. » Prov. XIV, 29, et « la science d'un homme se connaît par sa patience, » Ibid. XIX, 11 ; ainsi, au contraire, l'insensé qui manque de cette prudence, manque par là même du frein nécessaire pour réprimer la fougue de ses passions; c'est ce qui fait que les peuples barbares, et entièrement étrangers au culte et à l'étude de la sagesse, sont emportés, violents, féroces, et impitoyables. Par conséquent, tout homme qui veut être exempt de pusillanimité et de barbarie, doit combattre et repousser ce vice de l'orgueil. Mais toutes ces suites funestes de la colère, quelque éloignement qu'elles doivent nous inspirer, ne sont pour ainsi dire rien en comparaison de celles qu'il nous reste à signaler.
Une chose doit surtout nous porter à détester ce vice : c'est qu'il fait décheoir l'homme de sa dignité, en le privant en quelque sorte de l'usage de la raison et du jugement. Les sages, en effet, déclarent que la colère est une folie passagère. De même que la fumée, dit Aristote, incommode les yeux et trouble tellement la vue qu'elle ne nous permet pas de voir ce qui est à nos pieds, ainsi la colère enveloppe la raison d'un brouillard si épais que l'homme irrité ne peut pas même comprendre ce qu'il y a de coupable dans sa conduite. L'Ecclésiastique ne s'écarte pas de ce sentiment, lorsqu'il dit : « Ne soyez point prompt à vous mettre en colère, parce que la colère repose dans le sein de l'insensé. » Ne sis velox ad irascendum, quia ira in sinu stulti requiescit. Eccle. VII, 10. Qui pourrait expliquer les extravagances auxquelles les hommes se laissent entraîner par la colère ? Ce n'est pas seulement contre les autres hommes qu'ils s'indignent à la plus légère occasion, mais contre les objets inanimés, contre des vases, du bois, des pierres, des montagnes et des fleuves. Peut-on ne pas rire des folies d'un Xerxès et d'un Cyrus, roi des Perses, folies qu'on n'oserait pas raconter, dans la crainte de passer pour un conteur de fables, si elles n'étaient rapportées par Plutarque et Sénèque, auteurs graves et dignes de foi. Xerxes, furieux contre le mont Athos, lui écrivit une lettre conçue en ces termes : Malheureux Athos, dont le front s'élève jusqu'au ciel, ne t'avise pas d'opposer des rochers à mes desseins et de les rendre difficiles à tailler, autrement je te rase et te précipite dans la mer. N'est-ce pas là le sublime du ridicule, et le langage d'un insensé qui fait parade d'une vaine puissance ?
Xerxès s'irritait contre une montagne ; Cyrus s'emporta contre un fleuve. « Comme il courait au siége de Babylone, en toute hâte, parce qu'à la guerre l'occasion fait les succès, il tenta de traverser à gué le Gynde, alors fortement débordé ; ce qui est à peine praticable quand le fleuve, desséché par les feux de l'été, est réduit à ses eaux les plus basses. Un des chevaux blancs qui traînaient le char royal, ayant été emporté par le courant, Cyrus en fut vivement courroucé. Il jura donc que ce fleuve, qui entraînait les coursiers du roi, serait réduit au point que des femmes pussent le traverser et s'y promener. Il y transporta, en effet, tout son appareil de guerre et fit mettre ses soldats à l'œuvre, jusqu'à ce que chaque rive fut coupée par cent quatre vingts canaux, et que les eaux éparses, se dispersant à travers trois cent soixante ruisseaux, laissassent le lit à sec. Il laissa donc échapper le temps, perte bien grande dans de grandes entreprises, et l'ardeur de ses soldats, qu'épuisa un travail inutile, et l'occasion de surprendre Babylone au dépourvu, pendant qu'il faisait contre ce fleuve une guerre déclarée à l'ennemi. » Senec. de Ira, lib. III.