Le Vetus et le Novus Ordo en miroir

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Gilbert Chevalier
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Le Vetus et le Novus Ordo en miroir

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LA MESSE DE PAUL VI, UNE FORME RITUELLE INFORME ?
"Paix Liturgique"
Notre lettre 616 publiée le 17 octobre 2017


Élaborée dans le contexte théologique et des mentalités religieuses de la fin des années soixante, la réforme liturgique de Paul VI, n’a pas rempli, loin s’en faut, ses optimistes promesses. Mais si beaucoup conviennent aujourd’hui qu’elle a largement échoué, peu imaginent possible d'en dresser un bilan réaliste. Nous avons, pour notre part, ponctuellement procédé à l’analyse critique de certains des rituels de cette réforme : celui du baptême (voir notre lettre 413 : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2096 ), celui de la confirmation (voir notre lettre 471 : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2299), et celui des funérailles (voir notre lettre 443 : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2221).

Nous voudrions appliquer ici notre examen au cœur de la réforme, à la messe promulguée par la constitution apostolique Missale romanum du 3 avril 1969. Bien d’autres l’ont fait avant nous, à commencer par les cardinaux Ottaviani et Bacci dans leur Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ, en 1969 (nouvelle édition, Renaissance catholique, 2004), mais contribuer à une réactualisation de ces analyses alors que cette réforme va bientôt avoir un demi-siècle nous a paru opportun.

Nous y consacrerons une série de trois lettres, considérant tant l’aspect rituel, ou pour mieux dire a-rituel du nouveau missel – c’est l’objet de cette première lettre –, que son contenu proprement dit. Car l’examen du nouveau missel fait en premier lieu apparaître un aspect cérémoniel tout à fait étonnant : en comparaison de celle qui l’a précédée et des autres liturgies catholiques (les liturgies orientales, la liturgie ambrosienne, etc.), la messe romaine nouvelle n’est plus véritablement un rite. Elle est comme une forme sans forme.

L’ensemble rituel du catholicisme s’était organisé au cours l’Antiquité chrétienne à partir de l’ordre du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi ! » et des cérémonies de fraction du pain des communautés apostoliques. Entre le VIe et le XIIe siècle, les ordines romani témoignent du développement considérable du monde cérémonial au cours de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge, parallèle à celui du riche trésor de la catéchèse patristique des mêmes époques. Transmis par le Moyen Âge monastique et les cathédrales, cet héritage fut précieusement recueilli par la Rome de la Contre-Réforme. Ayant une conscience aigüe du fait que la liturgie, et très spécialement la liturgie romaine, véhicule une traduction concrète du dogme dans le domaine des sacrements et de la prière (lex orandi, lex credendi), une des spécificités de l'époque tridentine fut, dans le domaine du culte, la clarification et la canonisation de l’Ordo, soit, de l’ordonnancement des cérémonies.

Au XXe siècle, un double mouvement de « retour aux sources » – c’est-à-dire d’une récupération supposée des formes liturgiques antiques par-delà les « ajouts » et « surcharges » postérieurs – et d’autre part d’adaptation aux temps présents s'en est pris au « fixisme » des règles liturgique, en même temps, d’ailleurs, qu’était attaqué le « fixisme » des formulations dogmatiques. Le soin méticuleux avec lequel les livres liturgiques traditionnels ordonnaient la liturgie dans leurs rubriques (indications concernant l’ordonnancement de la cérémonie imprimées en lettres rouges, rubræ) parut dès lors totalement désuet. L’explosion eut lieu en quelques années seulement. Dès les premières étapes de la réforme conciliaire de la messe, la créativité déborda : celle du sommet (la Commission pour l’Application de la constitution sur la liturgie) était surmultipliée par celle de la base comme l'illustraient parfaitement les fameux « nouveaux prêtres » de Michel de Saint-Pierre. Les modifications continues qui s’étagèrent de 1964 (instruction Inter oecumenici) à 1968 – pensons aux « rubriques de 1965 » tout de suite dépassées par celles de 1967 (instruction Tres abhinc annos) – donnèrent l’impression qu’en matière liturgique toutes les normes étaient évolutives. Sur quoi vint le missel de 1969, qui pulvérisa littéralement l’univers rituel ancien.

I - Un univers rituel pulvérisé

Passer d’un missel à l’autre produit, du point de vue des règles à suivre, une impression saisissante : on change de monde. Au lieu de gestes et d’attitudes du corps strictement déterminés par un usage immémorial, les nouvelles rubriques ne sont que des indications – souvent de simples propositions – assez générales. Au point que l’apprentissage de la messe, qui prend une grande place concrète dans la formation des prêtres célébrant la liturgie traditionnelle, n’existe plus, dans les séminaires actuels où s'enseigne la messe de Paul VI. Car il va du rite comme du sens rendu par les traductions des textes : une certaine liberté personnelle est considérée comme légitime et l’indétermination qui en résulte sans grande importance, voire souhaitable, pour mieux « coller à la vie ».

Prenons seulement l’exemple du début de la célébration de la messe :

a) Les gestes
- Dans le missel traditionnel :
« Le prêtre monte au milieu de l’autel, où il dépose le calice vers le côté de l’Évangile, extrait le corporal de la bourse, qu’il étend au milieu de l’autel, y place le calice couvert du voile, tandis qu’il met la bourse du côté gauche, etc. […] Il redescend sur le pavé, se tourne vers l’autel ou il reste debout au milieu, les mains jointes devant la poitrine, les doigts joints et étendus, le pouce droit croisé sur le pouce gauche (ce qu’il doit toujours faire quand il joint les mains, sauf après la consécration), tête nue, ayant fait d’abord vers la croix ou l’autel une inclination profonde ou une génuflexion si le Très Saint Sacrement est dans le tabernacle, il commence debout la messe. Etc. […] Lorsqu’il dit Aufer a nobis, le célébrant mains jointes monte à l’autel, etc. […] Incliné au milieu de l’autel, les mains jointes posées sur l’autel de telle sorte que les petits doigt en touchent le devant, cependant que les annulaires sont posés sur la table (chose qu’il faudra toujours observer lorsque les mains jointes sont posées sur l’autel), etc. […] Lorsqu’il dit "les corps dont les reliques sont ici", il baise l’autel au milieu, les mains étendues posées à égale distance de chaque côté, etc. […] À la messe solennelle, il met trois fois de l’encens dans l’encensoir, en disant en même temps : Ab illo benedicaris, "Sois bénis par celui", etc.

- Dans le nouveau missel : « Le prêtre monte à l’autel et le vénère par un baiser. Ensuite, s’il le juge bon, il l’encense en en faisant le tour. […] Puis, tourné vers le peuple et les mains étendues, le prêtre le salue avec une des formules proposées ».

b) Les paroles
- Dans le missel traditionnel :
« Ayant fait la révérence due, il se signe du signe de la croix sur le front et la poitrine, et sauf si une rubrique particulière en décide autrement, il dit à haute voix : In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen. Ensuite, les mains jointes devant la poitrine, il commence l’antienne : Introibo ad altare Dei. Les ministres répondent : Ad Deum qui lætificat juventutem meam. Ensuite, alternativement avec les ministres il dit : etc. (ps 42) […] En montant à l’autel, il dit à voix basse : Aufer a nobis… "Ôtez de nous, nos fautes, nous vous en prions, Seigneur, afin que nous puissions pénétrer jusqu’au Saint des Saints avec une âme pure. Par le Christ notre Seigneur. Amen". Ensuite les mains jointes sur l’autel, incliné, il dit : Oramus te, Domine, "Nous te prions, Seigneur, par les mérites de tes saints (il baise l’autel au milieu) dont les reliques sont ici, etc. " […] À la messe solennelle, lorsque ce n’est pas une messe des défunts, le célébrant, avant de commencer l’antienne d’Introït, bénit l’encens en disant : Ab illo benedicaris, etc. »

- Dans le nouveau missel : [Après que le prêtre ait baisé l’autel et l’ait encensé, s’il le juge bon], « le chant d’entrée achevé, le prêtre et les fidèles, debout, se signent, tandis que le prêtre dit : "Au nom du Père et du Fils, et du Saint Esprit. Amen." Puis, les mains étendues, le prêtre salue le peuple en utilisant, par exemple, l’une des trois formules suivante : "La grâce de Jésus notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père, etc." […] Le prêtre ou un ministre capable peut librement faire une introduction à la messe du jour. Puis le prêtre invite les fidèles à la pénitence, en disant, par exemple : "Préparons-nous à la célébration de l’Eucharistie en reconnaissant que nous sommes pécheurs" » Suivent quatre possibilités :
1. « Je confesse à Dieu tout-puissant, etc. »
2. « Seigneur, accorde-nous ton pardon, etc. »
3. « Seigneur Jésus envoyé par le Père, etc. », avec deux variantes : « Seigneur Jésus-Christ, venu réconcilier tous les hommes, etc. » ; « Seigneur Jésus, par ton mystère pascal, etc. »
4. L’aspersion d’eau bénite : « Mes frères, demandons au Seigneur de bénir cette eau, etc. »

II - La multiplication des libres choix

On voit ainsi les options s’emboîter et les choix se multiplier. Ce que confirme la suite de la célébration :

a) Lors de la liturgie de la parole, à la fin de la première lecture, on peut, « si cela est opportun », observer un moment de silence. La seconde lecture n’est pas obligatoire. Le chant d’acclamation de l’Évangile est habituellement l’Alleluia. On peut ou non encenser et porter des cierges pour l’Évangile.

b) La profession de foi se fait par le symbole de Nicée-Constantinople ou par celui des Apôtres.

c) La prière universelle comporte dix introductions possibles, qui n’excluent pas l’usage d’autres formules, et de neuf prières de conclusion, mais on peut aussi s’inspirer de la prière universelle du Vendredi Saint ou encore d’autres prières.

d) L’apport des oblats à l’autel (et d’autres dons destinés à subvenir aux besoins de l’Église et de pauvres) peut s’organiser librement. Le prêtre dit à voix haute ou basse les paroles de présentation : "Tu es béni, Dieu de l’univers, etc.", auxquelles le peuple peut répondre par une acclamation : "Beni soit Dieu, maintenant et toujours".

e) Alors que la tendance de la liturgie romaine – et même des autres rites – avait été, depuis l’Antiquité, au resserrement des textes constituant le cœur de la messe, assurément pour des raisons de maintien de l’orthodoxie, les nouvelles préfaces sont difficiles à dénombrer : quarante-six pour le temporal, dix pour le sanctoral, treize pour les communs des saints, seize pour les défunts, les messes de mariages, profession religieuse, les messes votives.

f) Surtout, alors que la prière eucharistique qu’introduisaient les préfaces était (et avait sans doute toujours été) unique, les prières eucharistiques sont désormais officiellement au nombre de onze :
quatre principales ; deux pour la réconciliation ; trois pour les messes d’enfants ; une pour les rassemblements ; et une pour des circonstances particulières, en fonction desquelles peuvent être choisies quatre préfaces – 1. L’Église en marche vers l’unité ; 2. Dieu guide son Église sur la voie du salut ; 3. Jésus chemin vers le Père ; 4. Jésus modèle de charité – auxquelles correspondent quatre prières d’intercession (l’équivalent du Te igitur du canon romain) placées dans la seconde partie de la prière, après la consécration, comme dans les prières eucharistiques II, III, IV. Mais il en existe d’autres, car certaines conférences épiscopales, notamment à l’occasion d’évènements particuliers, ont demandé l’approbation de prières eucharistiques spécifiques.

g) La consécration est suivie de trois acclamations au choix.

h) L’introduction au Pater connaît deux variantes, mais on peut en prendre d’autres. La paix et la charité mutuelles se manifestent selon les coutumes locales. Deux prières au choix, pour le prêtre, suivent l’Agnus Dei.

i) La bénédiction du peuple peut être aussi donnée selon un mode solennel avec vingt-six introductions tripartites possibles ponctuées chacune par trois Amen.

La confusion des langues

L’explosion rituelle est rendue plus sensible encore par la disparition du latin. L’évaluation du nombre des traductions en langues et dialectes dans lesquelles se célèbre aujourd’hui la liturgie, dite encore curieusement liturgie latine, est de 350 à 400 (la Congrégation pour le Culte divin ne parvient pas à en donner un décompte exact). Ces traductions ont été réalisées sous l’impulsion des conférences épiscopales nationales et approuvées par la Congrégation pour le Culte divin. En fait, une instruction du 25 janvier 1969 ouvrait les portes à une très grande liberté, notamment en ce qui concerne les réalités « qui choquent le sens chrétien actuel », l’actualisation du contenu des oraisons, avec une invitation à opérer de nouvelles créations. Un certain mouvement de restauration s’est appliqué depuis à tenter la rectification de traductions insuffisamment conformes aux éditions latines (instruction Liturgiam authenticam, du 28 mars 2001), mais avec des résultats que l’on peut dire insignifiants hormis, peut-être, dans le monde anglophone.

Les conférences épiscopales ont ainsi pris des libertés assez conséquentes, la plus célèbre étant la traduction du pro multis (sang versé « pour beaucoup ») de la consécration du Précieux Sang, traduit par for all, per tutti, für alle, « pour tous », ou encore celle du consubstantialem du Credo en « de même nature ». Libertés qui servaient en un certain nombre de cas des visées d’inculturation de la liturgie (instruction Varietates legitimæ, 25 janvier 1994). Ainsi, en Chine, querelle des rites chinois obligeant, on célébra dès le 15 février 1972, les anciens rites d'inspiration confucéenne en l’honneur des ancêtres défunts. En Zambie, on supprima le mélange d’eau et de vin, sous prétexte qu’il n’avait pas de fondement biblique alors que cet usage avait déjà été, du temps de l'hérésie monophysite, condamné par le concile de Florence, l’eau symbolisant l’humanité du Christ. Le rite zaïrois, adaptation congolaise du rite romain, promu par le cardinal Joseph Malula, archevêque de Kinshasa, fut approuvé en 1988, avec invocation des ancêtres, préparation pénitentielle reportées avant l’offertoire, dialogues divers entre prêtre et peuple, gestes et mouvements rythmés.

On peut certes dénoncer ce qu’on appelle « abus » de célébrants qui n’en font qu’à leur guise, mais c’est intrinsèquement que la nouvelle liturgie est ouverte à la créativité. Lorsque le missel nouveau porte que le prêtre salue en disant « par exemple » telle formule au choix, ou qu’on lui propose comme « exemple » une monition à faire, il est invité par le livre lui-même à la création personnelle. L’insertion par chaque ministre de monitions et de commentaires personnels, que rien n’interdit et même que ce mode cultuel nouveau appelle, devient de fait naturelle. La langue vernaculaire conduit par ailleurs l’acteur liturgique à une « interprétation » personnelle du texte qu’il prononce, le tout avec les meilleures intentions pastorales du monde. Les tentatives de restauration que l’on a connues à partir de 1985, outre qu’elles ont été ou sont très aléatoires, se heurtent radicalement à ce caractère fluide et « vivant » de la messe nouvelle.

La messe nouvelle, lex orandi ?

Le fameux adage : lex orandi, lex credendi, « la loi de la prière règle la loi de la foi », s’explique par le fait que tous les éléments de la discipline universelle de l’Église romaine sont, pour ce qu’ils contiennent en matière de foi et de morale, une des expressions du magistère ordinaire et universel : l’Église de Pierre ne peut pas induire en erreur ses fidèles dans la manière selon laquelle elle leur ordonne de prier. Cette expression de la foi une nécessite tout naturellement une certaine canonisation (1), des moyens qui la véhiculent.

Certes, l’explosion rituelle de la réforme est seconde par rapport à la modification du contenu même du message, sujet que l'on étudiera dans deux prochaines lettres. Mais, dans un contexte général – celui de mai 68 – de relativisation de la règle dogmatique, cet abandon par l'Église latine de son univers rituel traditionnel a beaucoup contribué à affaiblir le caractère du culte comme véhicule de la profession de foi romaine. Cette subjectivité nouvelle, manifestée par celle du rite, n’est pas sans poser des problèmes du point de vue de la rigueur de la valeur doctrinale des cérémonies nouvelles.

Qu'il nous soit permis de faire l’hypothèse suivante : au caractère « pastoral », c’est-à-dire non proprement dogmatique (infaillible), du concile Vatican II, correspond le caractère « pastoral » de la nouvelle liturgie qui en est issue, dans la mesure où celle-ci ne prétend pas véhiculer par la prière une règle suprême de la foi. Tout simplement parce qu’elle ne cherche pas à être, au sens le plus fort du terme, une loi de prière, une lex orandi.


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(1) Au sens de codification.
Source : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2640
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Gilbert Chevalier
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LA MESSE DE PAUL VI : UNE HÉMORRAGIE DU SACRÉ
"Paix Liturgique"
Notre lettre 620 publiée le 13 novembre 2017


Après notre analyse du missel nouveau sous son aspect cérémonial [article ci-dessus], nous allons consacrer la présente lettre et une lettre suivante au contenu même de ce missel promulgué le 3 avril 1969 et à ses déficiences du point de vue doctrinal et spirituel. Des déficiences qui ont conduit, depuis 50 ans, à une véritable hémorragie du sacré.

I – Un arrière-fond œcuménique, mais en direction du seul protestantisme

L'œcuménisme, qui fut le mot-clé de Vatican II, n'a visé, en matière de liturgie, que le protestantisme. Le Consilium pour l'application de la réforme liturgique, dont Mgr Annibale Bugnini était le Secrétaire, a écarté immédiatement la velléité qu'il avait exprimée d'inviter des observateurs orthodoxes. En revanche, dès la session d'octobre 1966, cinq observateurs protestants assistèrent à ses assemblées : deux désignés par la Communion anglicane ; un par le Conseil œcuménique des Églises ; un par la Fédération luthérienne mondiale ; et un par la Communauté de Taizé (Max Thurian), qui assistèrent à toutes les réunions. Placer la révision totale de la liturgie romaine sous l'observation de représentants des communautés les plus critiques vis-à-vis du culte « papiste », était une révolution.

Ils furent officiellement consultés en diverses occasions. Par exemple, ce qui dans l'instruction Eucharisticum mysterium, du 25 mai 1967, concerne l'eucharistie dans une perspective œcuménique, fut rédigé « en tenant compte des remarques de frères non catholiques » (Jean-Marie Roger Tillard, La Maison-Dieu, 3ème trimestre 1967, p. 55). Plus généralement, leur influence, par souci d'« aller dans leur sens », s'est manifestée comme dans la rédaction des nouvelles collectes du sanctoral, pour lesquelles on a veillé « à supprimer autant que possible toute allusion à l'intercession des saints » (Pierre Jounel, La Maison-Dieu, 1er trimestre 1971, p. 182).

Mais le principal point de collaboration œcuménique fut la composition d'un nouveau lectionnaire dominical. Les observateurs protestants expliquèrent, par exemple, qu'ils étaient choqués que la liturgie traditionnelle utilisât des passages des Livres de la Sagesse pour les fêtes mariales (Pierre Jounel, "Le Culte de la Vierge Marie dans l'année liturgique", Paroisse et Liturgie 87, pp. 13-14), et on leur donna satisfaction. La question était : fallait-il enrichir le lectionnaire traditionnel ou en créer un complètement nouveau ? Un enrichissement dans la ligne de la tradition, par des systèmes de lectures complémentaires anciennement en usage dans certains lieux fut envisagé, mais le P. Cipriano Vagaggini parvint à convaincre ses confrères qu'une refonte totale était nécessaire.

Au total, le nouveau lectionnaire fut donc organisé ainsi :
1/ Le lectionnaire des dimanches et fêtes introduit le principe de trois lectures, avec une lecture semi-continue des épîtres et des évangiles en deux cycles indépendants.
2/ Le lectionnaire férial, avec deux lectures, la première lecture étant établie selon un cycle de deux ans, l'évangile selon un cycle annuel.
3/ Le lectionnaire des saints, avec deux lectures. Seuls les textes qui se réfèrent strictement à tel saint sont, de fait, obligatoires. Et dans les lectures accompagnant les sacrements, baptêmes, mariages, ou les funérailles, règne la liberté.

C'est en définitive, une tradition plus que millénaire qui fut subvertie, avec le déclassement de toute une lignée de commentaires anciens (saint Bonaventure) ou modernes (Dom Guéranger), qui s'étaient reportés à ce vénérable lectionnaire romain.

II – Une moindre expression de la présence réelle


Ce contexte œcuménique en direction du protestantisme a pour effet de souligner une faible révérence vis-à-vis de la présence réelle dans l'eucharistie. Cela résulte d'un ensemble de transformations.

On note ainsi la réduction des génuflexions du prêtre après la consécration (douze dans le missel tridentin, trois dans le missel nouveau).

Est supprimée la jonction obligatoire du pouce et de l'index de chaque main après la consécration et jusqu'à la purification qui suit la communion. Cette pratique permettait d'éviter que des parcelles d'hostie, qui auraient pu se coller aux doigts, ne tombent. Le frottement de ces deux doigts, par précaution, au-dessus du calice, après chaque contact avec l'hostie, n'existe plus. Non plus que la collecte des parcelles qui pourraient se trouver sur le corporal, avec la patène, pour les faire tomber dans le calice, avant la communion au Précieux Sang. Enfin, la purification des doigts, au moyen du vin et de l'eau, après la distribution de la communion, est supprimée.

Il n'est plus obligatoire que la coupe du calice et du ciboire, de même que l'intérieur de la patène soient dorées en l'honneur des espèces saintes. Une seule nappe est nécessaire sur l'autel, et non les trois nappes traditionnelles qui pouvaient absorber le vin consacré s'il venait à se renverser. La pale recouvrant le calice pour éviter que des poussières ou insectes n'y tombent est devenue facultative.

Le récit de l'Institution apparaît davantage, dans le missel nouveau, comme la narration d'un événement passé qu'une intimation sur le pain et le vin présents sur l'autel, dans la mesure où les caractères typographiques utilisés pour les paroles consécratoires sont identiques à ceux qui précèdent et à ceux qui suivent, alors que, dans le missel traditionnel, ces mêmes paroles sont imprimées avec des caractères nettement plus gros. De même, alors que dans le missel traditionnel, le Hoc est enim Corpus… et le Hic est enim calix… sont séparés de ce qui précède par un point à la ligne, dans le missel nouveau, ces paroles sont introduites par deux points à la ligne, comme introduisant une citation narrative.

La prière Perceptio Corporis tui, la plus révérencielle parmi les prières de préparation à la communion – « Que la communion à votre Corps et à votre Sang, Seigneur Jésus Christ, que j'ose recevoir malgré mon indignité, n'entraîne pour moi ni jugement ni condamnation… » – est omise par le nouveau missel.

La modification la plus importante du point de vue du signe et de ses conséquences sur la révérence et la foi des fidèles, est l'introduction de la communion dans la main pour les fidèles. C'est à partir de 1965/1966, sans aucune autorisation, que la communion a commencé à être donnée dans la main, abus couvert par les conférences des évêques. Le Saint-Siège organisa alors une étrange enquête auprès des évêques du monde pour savoir si cette pratique « sauvage » était ou non légitime. Les réponses communiquées par les évêques furent à une nette majorité négatives : la communion dans la main n'était pas légitime. Cependant, l'Instruction Memoriale Domini du 29 mai 1969 la fit accéder au statut d'« exception » : la communion traditionnelle à genoux et sur les lèvres restait en soi la règle, mais le Saint-Siège s'en remettait au jugement des conférences épiscopales pour permettre la communion dans la main. Et l'abus, devenu « exception », se transforma rapidement en règle : la presque totalité des conférences adoptèrent ce nouveau mode de réception de la communion. Concrètement, réalisée au sein de la modernité, cette réception de l'hostie consacrée dans la main brisait une longue tradition de respect religieux et conduisait à la banalisation d'un des moments liturgiques les plus importants et les plus marquants pour les fidèles qui participent aux saints mystères.

III – Le prêtre hiérarque devient prêtre président

Paradoxalement, dans la liturgie réformée, la distinction entre le président et les fidèles s'est accentuée.
Les formes cultuelles traditionnelles fondaient en effet tous les intervenants dans un même ensemble ritualisé. Le faible ritualisme des cérémonies nouvelles comme la part importante des libres interventions du célébrant laissent une place considérable à son « jeu » personnel. Sa présence, dans un acte cultuel, tout entier en langue vernaculaire et comportant une part d'improvisation, est beaucoup plus marquée que dans la forme traditionnelle.

Dans la messe nouvelle, l'officiant est davantage président que hiérarque intercédant pour le peuple. La distinction sacramentelle entre le prêtre et les ministres et fidèles est moins marquée, comme il résulte d'un ensemble de détails : le Confiteor du début de la messe est commun à tous, ensuite de quoi le prêtre ne donne plus l'absolution, alors qu'il y a un Confiteor réservé au prêtre, suivi de celui des ministres et de l'absolution du prêtre, dans le missel ancien. Cette demande de purification de l'âme du ministre était redoublée par deux oraisons prononcées par le prêtre, l'une en montant à l'autel, issue du Sacramentaire lénonien (« Ôtez de nous, nos fautes, nous vous en prions, Seigneur »), l'autre en s'inclinant devant lui (« Nous vous prions, Seigneur, par les mérites de vos saints dont nous conservons ici les reliques, et de tous vos saints de daigner me pardonner tous mes péchés »). L'ancienne distinction entre la communion du prêtre et celle des fidèles (le prêtre prononçait trois fois pour lui le Domine non sum dignus…, communiait au Corps et au Sang, puis se retournait vers les fidèles, qui récitaient eux aussi trois fois le Domine non sum dignus…) est abolie : le prêtre dit avec le peuple, une fois, Seigneur je ne suis pas digne de te recevoir…, communie, et la communion des fidèles commence.

En ce qui concerne les servants, il y a une inversion. Dans la messe traditionnelle, ils peuvent être des laïcs, mais ils sont assimilés à des clercs le temps de la célébration. Dans la messe nouvelle, les ministres de l'autel restent clairement des laïcs, ce qui laïcise la célébration. Cela va très loin : le motu proprio Ministeria quaedam de Paul VI, du 15 août 1972, qui a supprimé les ordres mineurs et le sous-diaconat, n'a laissé subsister que deux ministères de lecteur et d'acolyte, réservés aux hommes, mais qui restent des fidèles laïcs. En toute hypothèse, les divers services liturgiques rendus lors de la messe, lectures, intentions de la prière universelle, direction des chants de l'assemblée, monitions et commentaires, distribution de la communion comme ministre extraordinaire, le sont par des fidèles, en tant que laïcs. Cela étant confirmé par le fait qu'ils sont aussi bien des hommes que des femmes, lesquelles, à ce jour du moins, ne peuvent pas entrer dans la cléricature.

Concernant le service immédiat de l'autel, les instructions Liturgicæ instaurationes, du 5 septembre 1970, Inæstimabile donum, du 3 avril 1980, avaient rappelé l'interdiction du service des femmes à l'autel. Malgré tout, la pratique des filles enfants de chœur se répandait de plus en plus. Alors, selon le processus habituel, on est passé de l'interdiction à la permission exceptionnelle de qui était déjà, en réalité, l'usage commun : une réponse de la Congrégation pour le Culte Divin du 15 mars 1994 précisait que le principe restait identique (« Il sera toujours opportun de suivre la noble tradition du service de l'autel confié à de jeunes garçons »), mais qu'il revenait à chaque évêque, s'il le jugeait bon, d'autoriser ce service au titre d'une « députation temporaire ». Une fois de plus l'abus, requalifié d'« exception », est pratiquement devenu la règle.

IV – Moins de transcendance, plus d'« insertion dans la vie »

Le thème d'une participation active de tous les baptisés allait de pair avec celui de l'adaptation des textes, gestes, symboles pour une meilleure compréhension du message. La liturgie devait être plus pédagogique pour les hommes d'aujourd'hui (Sacrosanctum Concilium, n. 34). Cela montre une étrange méconnaissance des signes des temps : nos contemporains, privés de ce patrimoine symbolique par la réforme, le recherchent dans les liturgies orientales, et au fur et à mesure qu'elle redevient accessible, tout simplement dans la liturgie traditionnelle.

Le passage d'une langue sacrée à une langue d'usage profane (et purement profane, sans la distance que donne une version ancienne comme, par exemple, chez les anglicans, le Book of Common Prayer, ou la Bible du Roi Jacques, ou le slavon d'Église, chez les orthodoxes et certains uniates russes) y contribue grandement. D'un discours dans une langue proprement liturgique on est passé à un discours sur un registre inférieur, qui retrouve au mieux un peu de sacralité par le « ton curé » du célébrant, mais qui est la plupart du temps totalement banalisé.

La qualité des expressions des prières nouvelles, rendues volontairement accessibles aux publics visés, accentue cette impression et va parfois jusqu'à dévaluer le message. Ainsi, dans la prière eucharistique pour des circonstances particulières : « [Jésus] qui se tient au milieu de nous, quand nous sommes réunis en son nom : comme autrefois pour ses disciples, il nous ouvre les Écritures et nous partage le pain ». Dans la première prière eucharistique pour les assemblées d'enfants : « Un soir, en effet, juste avant sa mort, Jésus mangeait avec ses Apôtres. Il a pris du pain sur la table. Dans sa prière, il t'a béni. Puis il a partagé le pain en disant à ses amis :… ». Dans la deuxième prière pour enfants : « Oui, Père très bon, c'est une fête pour nous ; notre cœur est plein de reconnaissance ». Ou encore : « Il est venu arracher du cœur des hommes le mal qui empêche l'amitié, la haine qui empêche d'être heureux ». Dans la troisième : « Nous pouvons nous rencontrer, parler ensemble. Grâce à toi, nous pouvons partager nos difficultés et nos joies ».

Qui plus est, contrairement, en effet, à ce que pratique la liturgie romaine traditionnelle, presque tout est désormais dit à haute voix, notamment la prière eucharistique. Or, le silence du canon, attesté au IXème siècle, servait dans la liturgie latine d'iconostase morale. Le « secret » de l'action sacrée était l'une des grandes caractéristiques romaines, image de la prière silencieuse du Christ marchant au sacrifice. Désormais, cette barrière mystérieuse n'existe plus, la diction à haute voix soulignant, par ailleurs, la forme assez commune du discours. On en retire l'impression de « bavardage continuel », repoussant tout silence de recueillement. Ceci d'autant plus que le célébrant, volens nolens, s'attribue à lui-même la cérémonie comme un long discours personnel.

On notera aussi une accentuation qui tient au fait que la théologie des années cinquante et soixante avait été marquée par sa découverte naïvement admirative des sciences humaines. Le phénomène s'est traduit en liturgie par le désir de se montrer en lien avec les réalités terrestres. La poignée de main échangée par les participants à l'eucharistie avant la communion souligne leur solidarité. Les « eucologes » qui remplacent l'offertoire, valorisent la signification du pain et du vin comme « fruits de la terre et du travail des hommes ».

Ces affaissements du sacré sont ainsi le fait des nombreux éléments profanes introduits dans la célébration : l'intervention d'hommes et femmes en costume de ville pour faire les lectures ou pour donner la communion comme ministres extraordinaires ; la poignée de main ou le baiser sur les deux joues en guise de signe de paix ; le souhait d'un bon dimanche aux paroissiens au moment du renvoi, comme le fait le boulanger-pâtissier à ses clients.

Il faut d'ailleurs insister sur le fait que la généralisation de la célébration intentionnellement face au peuple concourt grandement à une baisse rituelle. Cette forme de célébration s'était beaucoup répandue au début des années 60, pour devenir quasi générale vers 1964-1965, de sorte que la réforme conciliaire n'a même pas eu à légiférer sur ce point. On pourrait, au reste, soutenir que les textes la considéraient théoriquement comme une exception (1), laquelle était déjà devenue quasiment la règle. La célébration nouvelle, avec l'autel-table rapproché des fidèles, sur lequel sont accomplis à la vue de tous des gestes assez communs, fait pratiquement corps avec le face au peuple, comme le soulignent les réactions violentes que produisent toute invitation à l'abandonner (2).

Alors que les liturgies traditionnelles, latines ou grecques, font toucher le surnaturel, paradoxalement, en soulignant dans leurs gestes et leurs paroles le caractère transcendant du mystère qu'elles dévoilent en le voilant, par une sorte de jeu continuel d'éloignement/rapprochement (3), de toutes ces « insertions dans la vie » pratiquées par la réforme, il résulte clairement une impression de rabaissement de la transcendance du message.


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(1) Voir Cyrille Dounot, « Plaidoyer pour la célébration ad orientem », L'Homme nouveau, 3 décembre 2016, p. 11.
(2) Voir celles provoquée par le discours prononcé le 5 juillet 2016 par le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du culte divin, ouvrant à Londres le colloque Sacra Liturgia.
(3) Voir Martin Mosebach, La liturgie et son ennemi, Hora Decima, 2005.
Source : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2645
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Gilbert Chevalier
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Re: Le Vetus et le Novus Ordo en miroir

Message par Gilbert Chevalier »

LA MESSE DE PAUL VI : UN SACRIFICE ESTOMPÉ
"Paix Liturgique"
Notre lettre 623 publiée le 11 décembre 2017


Après notre lettre 616 consacrée à l’analyse du missel nouveau sous son aspect cérémonial, nous avons consacrée une première lettre – la 620, intitulée « Une hémorragie du sacré » – au contenu de ce missel promulgué le 3 avril 1969 [les 2 posts ci-dessus]. Nous la complétons ici de nos réflexions sur ce qui est la plus grave de ses déficiences du point de vue doctrinal et spirituel : la faible expression de la messe comme sacrifice propitiatoire.

Le contexte de « réévaluation » du sacrifice de la messe

Le Concile de Trente, répondant aux erreurs protestantes, avait affirmé la perfection de l’unique sacrifice de la croix, duquel découle uniquement toute rédemption.
Il avait affirmé de même que le Christ, lors de la Cène, avait laissé à son Église un sacrifice visible, « sacrifice véritable et authentique » (Dz 1751), accompli par les prêtres participants à son sacerdoce, où serait représenté de manière non sanglante celui du Golgotha, de telle sorte que la vertu salutaire de ce dernier puisse opérer la rédemption des péchés jusqu’à la fin des temps (Dz 1740).

La théologie post-tridentine s’est évertuée durant quatre siècles à définir ce qu’était l’essence de ce sacrifice de la messe. Sur ce point, Pie XII, dans Mediator Dei (20 novembre 1947), au plus près de l’enseignement de saint Thomas (1), avait précisé : « Le sacrifice de l’autel n’est pas une pure et simple commémoration des souffrances et de la mort de Jésus-Christ, mais un vrai sacrifice, au sens propre, dans lequel par une immolation non sanglante, le Souverain Prêtre fait ce qu’il a déjà fait sur la croix en s’offrant lui-même au Père éternel comme une hostie très agréable. […] Le sacrifice de notre Rédempteur est montré de façon admirable par des signes extérieurs qui renvoient à la mort. En effet par la "transsubstantiation" du pain en Corps et du vin en Sang du Christ, son Corps ainsi que son Sang sont réellement présents, et les espèces eucharistiques sous lesquelles il est présent figurent la séparation du Corps et du Sang ».

À la fin des années soixante, la notion de « sacrifice pour les péchés » et de « satisfaction vicaire » (le Christ a pris sur lui les péchés des hommes pour en faire réparation à leur place) subissait des critiques frontales. Courantes étaient les charges comme celle de Hans Küng, qui ne passait pas alors pour un extrémiste : « La théologie de la contre-réforme a fait les frais, dans la doctrine eucharistique, de maintes partialités qui donnent à réfléchir : abandon de l’aspect mémorial sur lequel on insiste encore beaucoup au Moyen Âge, tout de même que l’aspect communion, par contre insistance redoublée sur l’aspect sacrifice. Or précisément la notion de sacrifice et son actualisation posent maintes questions restées sans solution ». (Le Concile, épreuve de l’Église, Seuil, 1962)

Plus largement, se manifestait une certaine gêne à affirmer le caractère d’acte proprement sacrificiel de la messe. Pour certains théologiens, la messe, au lieu d’être sacrifice vrai et sacramentel, constituait plutôt un sacrifice d’oblation par l’Église, captant le sacrifice d’oblation-immolation par le Christ au Calvaire toujours présent dans le ciel aux yeux de Dieu, sans répétition sacrificielle proprement dite sous mode sacramentel. Ainsi, dans Faites ceci en mémoire de moi (Cerf, 1962), Dom Casel (décédé en 1948), estimait par exemple que l’acte unique du sacrifice du Calvaire devenait « mystériquement » présent à la messe, le sacrifice de la messe n’étant pas un acte sacrificiel propre. Les tenants très divers de cette nouvelle approche théologique la résumaient volontiers en disant : « La messe n’est pas un sacrifice, elle est Le sacrifice ». Assez caractéristique était la pensée de Jacques Maritain, élaborée en dialogue avec Charles Journet, selon laquelle la transsubstantiation se doublait d’une sorte de « présence réelle » du sacrifice de la croix (2).

Dans le contexte œcuménique de la composition du Novus Ordo Missæ, on ne niait pas la référence sacrificielle de la messe, mais on était gêné d’affirmer que la messe est un sacrifice. On retrouvera d’ailleurs cette option théologique, devenue commune dans la théologie enseignée, dans les explications doctrinales qui ont accompagné la réforme liturgique depuis Paul VI, explications non pas fausses, mais faibles : « Quand l’Église célèbre l’Eucharistie, elle fait mémoire de la Pâque du Christ, et celle-ci devient présente : le sacrifice que le Christ a offert une fois pour toutes sur la croix demeure toujours actuel » (CEC, 1364, et aussi nn. 1362, 1366) ; « L’Eucharistie est ainsi dans l’Église "l’institution sacramentelle" qui, à chaque étape, sert de "relais" au sacrifice de la croix, qui lui offre une présence à la fois réelle et opératoire. » (Message de Jean-Paul II au Congrès eucharistique de Lourdes, 21 juillet 1981)

L’amoindrissement sacrificiel du Nouvel Ordo

Par exemple, au moment le plus solennel, le nouveau missel a déplacé l’attention que la liturgie de la messe avait jusque-là portée d’abord sur le sacrifice du Vendredi saint (le sang livré pour nous), en direction du mystère pascal dans son ensemble, entendu comme mort et résurrection (3). Ainsi, le mysterium fidei, qui était inséré au sein de la consécration du Précieux Sang, comme une explicitation de la consécration du calice qui parachève le sacrifice eucharistique – le mystère de la foi célébré hic et nunc, c’est le Sang répandu en rémission des péchés (4) –, est reporté après la consécration, comme introduction aux acclamations. Il prend dès lors une signification plus large : ce n’est plus seulement le mystère de l’eucharistie, sacrifice et sacrement, mais c’est le mystère de la mort, de la résurrection et de la parousie qui est désigné : « Il est grand le mystère de la foi : nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. »

La croix n’est plus obligatoirement placée au centre de l’autel pour dominer la célébration du sacrifice, mais peut être située « à proximité » (Présentation générale, n. 270). Un seul signe de croix sur les oblats non consacrés a été retenu, au lieu des vingt-huit signes de croix de bénédiction ou désignatifs faits par le prêtre sur les oblats avant et après la consécration, ou avec l’hostie ou le calice (Per ipsum, commixion, communion), dans l’ancien Ordo.

La breve Prex eucharistica II, version adaptée de la Tradition apostolique d’Hippolyte, telle que reconstituée par Gregory Dix et Dom Botte, de manière aujourd’hui très discutée, reflète une expression théologique archaïsante, qui n’exprime le sacrifice du pain et du vin consacrés que très implicitement (« qu’en ayant part au Corps et au Sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps »).

Nombre de prières à tonalité de pardon des péchés ont été évacuées : celles de la montée à l’autel, comme on l’a dit ; les prières de l’offertoire, sur lesquelles on reviendra ; les deux prières de demande de purification de l’âme et de crainte du jugement avant la communion, réduites à une au choix.

L’ultime oraison du prêtre avant de donner la bénédiction, Placeat tibi sancta Trinitas, très significative du sacrifice accomplie, a été supprimée : « Agréez, Trinité sainte, l’hommage de ma servitude, ce sacrifice, que, malgré mon indignité, j’ai présenté aux regards de votre Majesté, acceptez-le, et que par votre miséricorde, il soit source de grâces pour moi et pour tous ceux pour lesquels je vous l’ai offert ».

Le canon romain, particulièrement explicite dans l’expression du sacrifice, avec ses répétitions des termes « sacrifice » au singulier ou au pluriel, « offrandes », « nous offrons », « oblation », n’est plus que l’une des prières eucharistiques possibles, peu utilisée par des célébrants qui craignent d’être taxés d’« intégrisme ». Au reste, les mots sanctum sacrificium, immaculatam hostiam, « sacrifice saint, hostie immaculée », rajoutés par saint Léon à l'oraison Supra quæ propitio, de l'ancien canon romain, sont traduits en français par « en signe du sacrifice parfait ».

Mais l’amoindrissement sacrificiel majeur résulte de la suppression de l’offertoire traditionnel, remplacé par une « préparation des dons ». Or, ce terme d’offertoire a toujours été entendu au sens fort de sacrifice. Le canon se présente d’ailleurs comme un « offertoire », c’est-à-dire une oblation sacrificielle au Père par le Fils. Dans ce tout que constitue l’ensemble de l’action eucharistique, les liturgies latines et orientales – ces dernières de manière très insistantes – ont toujours salué les oblats apportés dans le sanctuaire et découverts sur l’autel comme consacrés et offerts de manière sacrificielle par anticipation.

C’est tout naturellement que, du VIIe au XIe siècle, se sont fixées dans la liturgie romaine – comme dans les autres liturgies latines et orientales – ces prières d’offrande sacrificielle des oblats à consacrer : « Reçois, Père saint, cette hostie sans tache que je te présente pour mes péchés, offenses, et négligences » ; « Nous t’offrons, Seigneur, le calice du salut » ; « Reçois, Trinité Sainte, l’oblation que nous te présentons en mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension » ; « Dans un esprit d’humilité et un cœur contrit que nous soyons regardés par toi, Seigneur, et que notre sacrifice s’accomplisse aujourd’hui devant toi, de telle sorte qu’il te plaise » ; « Priez, frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant ».

Le désir d’un retour à un rituel antique tel qu’on l’imaginait – simple apport des dons en procession – se conjuguant avec une recherche créative par des processions d’apport des « fruits de la terre et du travail », conduisit à la suppression du prétendu « doublet » qu’aurait constitué l’offertoire romain.

On doit cependant à Paul VI la réintroduction du mot offerimus, dans la présentation du pain et dans celle du vin, comme aussi de la prière Orate fratres et du répons Suscipiat, qu’il aimait beaucoup, et que les traductions gommèrent, comme on va le voir.

Les experts fabriquèrent des eulogies sur le modèle de la berakha juive pour les bénédictions de la première coupe et de la fraction du pain au cours des repas cérémoniels (ainsi : « Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu, Roi de l’univers, qui crée le fruit de la vigne »). Aujourd’hui, cette inspiration provoque en effet quelque gêne, car les thèses qui supposaient naïvement une prière juive inchangée durant huit à neuf siècles ont été sérieusement bousculées. Il est même possible que certaines apologies ou autres prières de l’offertoire traditionnel soient au moins aussi anciennes que les bénédictions juives.

Il reste que les savants experts du Consilium ont éliminé l’offertoire romain et ce pan entier de l’explicitation du sacrifice par la tradition liturgique qu’il représentait. En définitive, la « préparation des dons » qui le remplaçait est ainsi rendue dans le missel français :

- Quand le prêtre élève la patène : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le pain de la vie » (au lieu de, dans le missel tridentin : « Reçois, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette hostie immaculée, que moi, ton indigne serviteur, je t’offre, à toi mon Dieu vivant et vrai, pour mes péchés, offenses et négligences sans nombre, pour tous ceux qui m’entourent et pour tous les fidèles chrétiens vivants et morts afin qu’elle serve à mon salut et au leur pour la vie éternelle »).

- En versant un peu d’eau dans le calice : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris notre humanité » (au lieu de l’oraison du Sacramentaire léonien qui se trouve à cette place dans le missel tridentin: Dieu, qui avez admirablement fondé la dignité de la nature humaine et l’avez plus admirablement encore réformée, donnez-nous par ce mystère de l’eau mêlée au vin de prendre part à la divinité de Celui qui a daigné prendre notre humanité, Jésus Christ, votre Fils, notre Seigneur… »

- Quand il élève le calice : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le vin du Royaume éternel » (au lieu de : « Nous t’offrons, Seigneur, le calice salutaire, et demandons à ta bonté qu’il s’élève en parfum agréable devant ta majesté divine, pour notre salut et celui du monde entier »).

- Puis incliné : « Humbles et pauvres, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi » (au lieu de l’ancienne oraison, cependant conservée dans le missel latin nouveau : « Vois l’humilité de nos âmes et le repentir de nos cœurs : accueille-nous, Seigneur, et que notre sacrifice s’accomplisse aujourd’hui devant toi de telle manière qu’il te soit agréable »).

- A été supprimée l’invocation : « Vois l’humilité de nos âmes et la contrition de nos cœurs : nous t’en supplions, Seigneur, accueille-nous et que notre sacrifice en ce jour trouve grâce devant toi, Seigneur Dieu.

- « S’il le juge bon, le prêtre encense les offrandes de l’autel ; puis le diacre ou le ministre peut encenser le prêtre et le peuple ».

- En se lavant les mains : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie-moi de mon péché ».

- Et pour finir : « Prions ensemble, au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église » ; avec la réponse du peuple : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde » (au lieu de l’ancien dialogue que conserve toutefois le missel nouveau dans son editio typica latine : « – Priez mes frères, afin que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit acceptable auprès de Dieu le Père tout-puissant. – Que le Seigneur reçoive le sacrifice de vos mains à la louange et à la gloire de son nom, pour notre bien et celui de toute sa sainte Église »).

Il est clair que les expressions d’offrande sacrificielle (de l’« hostie immaculée », pour les péchés du prêtre et pour le salut de « tous les fidèles chrétiens vivants et morts », du « calice salutaire » en parfum agréable devant la majesté divine, pour le salut du monde entier) ont été sérieusement rabotées.

Un glissement vers le « faire simplement mémoire »

Chacun des éléments examinés dans cette lettre et dans les deux qui précèdent peut paraître en soi d’une importance relative. Mais la somme en est très conséquente : de l'abandon d’un rituel contraignant à la multiplication des options, de la célébration dans la plupart des cas face au peuple à l'usage général des langues communes, de la très grande liberté dans les monitions et les commentaires à la place accrue des paroles (pratiquement toujours à haute voix) au détriment du secret rituel et sacré, de la révérence affaiblie vis-à-vis de l’eucharistie à l'expression plus faible du sacerdoce hiérarchique et surtout de la réalité du sacrifice sacramentel, en passant par l'adoption d’un certain nombre de gestes et usages de la vie ordinaire, tout l’ensemble conduit à glisser du faire mémoire au faire simplement mémoire. Pour autant, nous ne remettons pas en cause la validité de cette messe nouvelle, mais cependant, en raison du fait que la structure du rite et des prières est beaucoup plus lâche que dans l’Ordo ancien, la question de la validité peut légitiment se poser lors de célébrations fantaisistes ou blasphématoires que certains prêtres croient pouvoir s’autoriser en profitant de cette normativité peu contraignante.

Mais ce ne sont pas seulement les prêtres « progressistes » qui bricolent le rituel mou du NOM. Les prêtres « classiques » le font aussi, en sens inverse (génuflexions interminables, commentaires insistants : « Maintenant le prêtre va consacrer le pain qui va vraiment devenir le Corps du Seigneur », etc.). On peut même dire que la mise en avant de la « présence » du célébrant, caractéristique de la messe nouvelle, est une sorte d’obligation compensatoire des manques intrinsèques de cette messe. Pour que la célébration n’incline pas vers un simple mémorial, les célébrants pieux du nouvel Ordo font en sorte de manifester leur foi et leur piété personnelle pour pallier les défectuosités de cet Ordo. Moins le rite parle de présence réelle et de sacrifice, plus le prêtre doit manifester qu’il y croit pour entraîner la foi des assistants. Ce qui bouscule le principe fondamental d’objectivité des sacrements, lesquels produisent la grâce, non pas d’abord en raison de ce que croit personnellement le célébrant, mais par ce qu’il fait publiquement au nom de l’Église.


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(1) Lors du sacrifice de la messe, la mort salvatrice du Christ est reproduite sacramentellement sous le signe des espèces séparées consacrée en Corps et en Sang qui symbolisent la séparation violente de la croix (Somme théologique, q 77 a 7 ; Somme contre les Gentils, l 4, c 61).
(2) Voir Philippe-Marie Margelidon, op, « La théologie du sacrifice eucharistique chez Jacques Maritain », dans la Revue Thomiste (janvier-mars 2015, pp. 101-147.
(3) Entendu comme mort et résurrection. À noter que l’expression peut aussi signifier la mort du Seigneur. Par exemple dans l’oraison du Vendredi Saint : « …le Christ, votre Fils, par son sang répandu, a institué le mystère pascal », per suum cruorem, instituit paschale mysterium.
(4) « Ceci est le calice de mon sang, de la nouvelle et éternelle alliance, mystère de la foi, qui a été répandu pour vous et pour beaucoup ».
Source : http://fr.paix-liturgique.org/aff_lettr ... _N_ID=2657
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