INUK "Au dos de la terre ! "
par le R.P. ROGER BULIARD, O.M.I.
CHAPITRE V
FONDATION DEFINITIVE : KING'S BAY
A présent, tout est classé : famille, amis, affaires, journaux... Je m'installe pour de longues heures à côté de ma pipe et de mon tabac ; mais j'ai à peine commencé qu'une voix m'interpelle : « — Viens, vite, Falla ! Natkusiak agonise !... »
Je me précipite !... Le pauvre balbutie juste quelques mots pour me dire qu'il est content et heureux... qu'il me remercie... que c'est à moi qu'il confie son jeune fils pour travailler à mon service, quand il aura grandi...
Puis il demande son chapelet dont il baise le crucifix et sourit en priant avec nous ; quelques instants plus tard, il perdait connaissance.
Tout le monde sort ; je reste seul avec lui ; personne ne reviendra... pas même ses enfants !
Au-dehors, la tempête fait rage, la neige soufflète les murs ; parfois j'entends à peine le mourant qui râle et la lampe à huile qui grésille...
Je veille durant plusieurs heures quand il s'éteint, je lui ferme les yeux et dois aller à la recherche des siens pour l'habiller ; je sors le dernier et ferme la porte derrière moi, personne ne voulant rester !
Un peu de sommeil, un nouveau cercueil !
Nous l'enterrons le lendemain... Sur les bords de la tombe. une poignée d'assistants, taus impatients. Sous la poudrerie, frissonne, même avec mes habits de peaux.
Obligé de mes épaisses mitaines de caribou, je ne peux tourner les pages de mon livre, l'étole me balaie le visage ; la neige furibonde s'engouffre partout...
Ai-je dit toutes les prières, et les bonnes ?... Pour bénir la tombe, je sors de ma poche ma petite bouteille d'eau bénite ; le bouchon est gelé ainsi que la moitié de son contenu.
Dans un geste aussi peu liturgique que généreux, j'envoie tout au fond de la fosse où la fiole se brise et je pense : « — Pour un coup, la tombe sera copieusement bénite ! » ...
Je passe sans tarder au dernier Requiescat in pace ! tandis que toute l'assistance, aussi gelée que moi, laisse échapper un profond soupir !
Donnant mon étole à l'une de ces dames, je prends un bout du cercueil et le descends ; bien que courbé et ne pouvant rien voir, je me rends compte qu'il y aura encore quelque accroc aux cérémonies ; de fait, j'entends à l'autre bout, le fils du défunt pousser un « Mamianar ! (Calamité !) » énergique l...
Je regarde : il a beau appuyer et donner des coups de pieds sur le cercueil, celui-ci ne veut pas rentrer : « Mikivadlar ! (Trop petit !) »...
Je creuse jusqu'à ce que l'on me crie .d'en haut qu'un nouvel essai peut être tenté ; cette fois, l'inhumation se fait en règle. Comme je tiens l'unique pelle et qu'ils sont pressés d'en finir, tous, des pieds, des mains, à qui mieux mieux, recouvrent la tombe ; le fils et la fille du défunt se distinguent par leur zèle !...
Vite, maintenant, une grosse pierre pour marquer l'endroit de la sépulture, et tout le monde s'envole en allumant une cigarette !
« — Repose quand même en paix, Natkusiak ! Jamais plus, hélas ! tu ne traîneras aux prières, jamais plus tu ne me raconteras tes histoires de ce lointain Alaska, ton pays que tu avais fui après quelque meurtre malencontreux, jamais plus tu ne répareras mes traînes et mes harnais sempiternellement en morceaux, jamais plus tu n'hériteras de mes vieilles pipes ! Mais ton Atata, ton « grand-père » comme tu me faisais appeler par tes enfants, ne t'oubliera pas de si tôt, et le Seigneur, que tu as servi tard sans doute, mais si fidèlement par la suite, t'aura sûrement réservé un cordial accueil chez Lui !... »
Maintenant, me disais-je le lendemain, je vais pouvoir me payer une promenade à Coppermine, visiter le P. Delalande, me confesser et chercher mon courrier.