Chant ecclésiastique

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Gaudeamus in Domino
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Re: Chant ecclésiastique

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[i]Annales archéologiques[/i], Tome V, Paris, 1845, pp 264-266 a écrit :
Ces huit tons étaient contenus dans une échelle qui commençait au la grave, correspondant à celui de notre clef de fa (quatrième ligne), jusqu'au sol de la seconde octave. Les sons de la première octave étaient représentés par les sept premières lettres majuscules de l'alphabet romain , et ceux de la seconde octave, par les mêmes lettres minuscules, dans l'ordre suivant :

la, si, ut, re, mi, fa, sol, la , si, ut, re, mi, fa, sol.
A. B. C. D. E. F. G. a. b. c. d. e. f. g.

Plus tard, lorsqu'on eut ajouté une octave aux deux premières, cette troisième octave fut représentée aussi par les sept premières lettres minuscules de l'alphabet, mais redoublées, ainsi qu'il suit :

la, si, ut, re, mi, fa, sol, la.
aa. bb. cc. dd. ee. ff. gg. aa.

On voit que ce système de notation est on ne peut plus simple. Celui des Grecs, qui avait été en usage jusque-là, l'étant beaucoup moins, les quinze sons que nous venons d'exposer, en y comprenant l'octave, étaient, dans la musique grecque, exprimés par des lettres entières ou mutilées, simples, doubles et allongées, tournées tantôt à droite, tantôt à gauche, renversées ou horizontales, fermées ou accentuées, comme on en peut voir le tableau figuratif dans Alipus, et dans la dissertation de M. Perne sur la « Notation musicale des Grecs ».

Malheureusement, à la notation grégorienne succéda bientôt celle des Lombards et ensuite celle des Saxons, aussi obscures et compliquées que la première était claire et facile. Ces deux nouvelles notations, qui n'ont pu encore être débrouillées complétement , malgré tous les efforts de la science moderne, nous ont dérobé jusqu'à ce jour l'intelligence d'un grand nombre
de mélodies ecclésiastiques, dans les églises qui les avaient adoptées, et suivies pendant plusieurs siècles. Il en résulte une lacune on ne peut plus regrettable dans l'histoire du chant religieux.

Néanmoins il ne faudrait pas trop s'en exagérer la portée. C'est tout ce que nous pouvons dire, en attendant que l'ordre des matières nous amène à en parler plus longuement que nous ne le pouvons faire ici. La question qui doit nous occuper exclusivement aujourd'hui, c'est celle de la tonalité grégorienne, considérée dans sa nature, dans ses effets et dans ses rapports avec la tonalité moderne. C'est là une question capitale dont nous allons embrasser les éléments constitutifs, nous réservant d'y revenir plus tard pour l'envisager sous d'autres aspects et en faire l'objet de nouvelles considérations. Pour bien comprendre les conditions de la tonalité ecclésiastique, il faut les comparer avec celles, plus généralement connues, de la tonalité moderne. C'est pourquoi nous allons exposer successivement ces deux tonalités, pour voir en quoi elles se ressemblent et en quoi elles diffèrent.

Notre gamme actuelle se compose de cinq tons et de deux demi-tons; en tout huit tons, si l'on y ajoute l'octave qui n'est que la répétition du premier. Dans cette gamme, ut, re, mi, fa, sol, la, si, ut, les demi-tons sont placés entre le mi et le fa, entre le si et l'ut. Cette position des deux demi-tons entre les 3e et 4e, 7e et 8e degrés, est invariable dans la gamme d'ut et dans toutes celles qu'on peut établir sur chacune des notes qui la composent, attendu qu'elles doivent être exactement modelées sur celle d'ut, dans l'ordre de succession des tons et des demi-tons. En effet, que l'on prenne pour tonique ou première note de la gamme qu'il s'agit de former, le re, le mi, le fa, ou toute autre, toujours les deux demi-tons devront. être espacés entre eux, comme ils le sont dans la gamme modèle, et cette parfaite similitude, on l'obtiendra en posant les deux demi-tons entre les 3° et 4e, les 7e et 8e degrés, au moyen de dièzes ou de bémols. Je m'explique. Comme, d'une part, on ne saurait prendre pour tonique ou note fondamentale d'une gamme quelconque, une autre note que celle d'ut, sans bouleverser plus ou moins la position respective des cinq tons et des deux demi-tons de la gamme modèle, et comme, d'une autre part , l'invariabilité clans l'ordre de succession de ces cinq tons et deux demi-tons pour toutes les sept gammes est la condition rigoureuse du système musical moderne, on a imaginé, pour la maintenir, des signes qui, en exhaussant ou en abaissant, selon l'occurrence, les notes qui s'étaient trouvées rapprochées ou éloignées d'un demi-ton de trop, par suite de l'intervertissement de la gamme modèle, rétabliraient dans les positions voulues les cinq tons et les deux demi-tons. Supposons, par exemple, que désirant former une gamme dans le mode majeur ( le seul qui nous occupe maintenant ), il me convienne de la faire procéder, au lieu d'ut à ut, de re à re, ainsi qu'il suit : re, mi, fa, sol, la, si, ut, re; je remarque de prime abord que, dans cette nouvelle gamme, l'ordre de succession des cinq tons et des deux demi-tons a été bouleversé, puisqu'au lieu de se trouver, comme dans la gamme modèle d'ut, entre les 3e et 4°, les 7e et 8° degrés, les demi-tons sont placés entre les 2e et 3e, les 6e et 7e degrés, c'est-à-dire de mi à fa, au lieu de fa à sol, et de si à ut, au lieu d'ut à re, comme l'exigerait la contexture de cette gamme de re à re. Il faudra donc, pour remettre les choses à leur place, rapprocher d'un demi-ton, au moyen d'un signe conventionnel qu'on appelle dièze, le fa et le sol, l'ut et le re, qui étaient séparés d'un ton plein, et qui, en vertu de cette altération, représenteront les deux demi-tons dans la position respective qu'ils doivent avoir, en même temps que, par une conséquence obligée, ils remettront les cinq tons également en leur lieu et place. On peut faire la même expérience sur chacune des sept notes de la gamme, en les considérant tour à tour comme notes toniques ou fondamentales d'une gamme nouvelle. Observons seulement que la succession diatonique rigoureusement exigée, pouvant être plus ou moins intervertie, selon qu'on prend pour tonique une note ou une autre ( comme il est très-facile de s'en faire à soi-même la démonstration), on rétablira cette succession diatonique dans son état normal, en exhaussant ou en baissant d'un demi-ton, selon l'occurrence, les notes qui auraient besoin de cette altération. Or les signes de ces altérations, qui seront des dièzes ou des bémols on les placera en tête de chaque morceau de musique, immédiatement après la clef, pour indiquer les notes qui doivent en être affectées pendant tout le cours de la pièce, à moins qu'un autre signe ne vienne les altérer accidentellement, d'une autre manière. Voilà ce qu'on appelle « l'armature de la clef » , dont la signification est une véritable énigme pour tant d'écoliers. Ainsi rien de plus aisé à comprendre que cette théorie des dièzes ou, selon le cas, des bémols, dont on arme la clef au commencement de chaque morceau,. Au lieu de compliquer l'exécution du chant, comme on se le figure communément, ils la simplifient, puisqu'ils servent à ramener toutes les gammes à une gamme unique, celle d'ut; mais tel est l'empire de la routine, qu'on voit encore de nos jours des professeurs de musique, imbus des idées les plus fausses sur cette théorie, que plusieurs même d'entre eux ignorent complétement.
Telle est, en abrégé, la constitution tonale moderne, sans parler d'autres éléments moins importants qui la composent et dont nous parlerons bientôt.
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Gaudeamus in Domino
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome V, Paris, 1845, pp 267-269 a écrit :
Examinons comparativement la tonalité ecclésiastique.

Dans le plain chant, comme dans la musique, on peut considérer chacune des sept notes de la gamme d'ut, comme la première d'une autre gamme ; mais là s'arrête la similitude. Nous allons voir les différences. Dans la musique, quelle que soit la gamme qu'on veut établir, les cinq tons et les deux demi-tons doivent toujours occuper la même place, et nous venons de voir par quelles altérations on les y maintient. Dans le plain-chant, au contraire, ils conservent, sauf quelques légères altérations, leur ordre naturel. Soit, par exemple, la gamme de re à re, qui forme le premier ton authentique. Je l'établis ainsi :

re, mi, fa, sol, la, si, ut, re.

Bien que la succession des tons et des demi-tons, telle qu'elle existe dans la gamme d'ut, soit bouleversée dans celle-ci, comme il est facile de s'en convaincre de visu, je la laisse subsister. Il en sera de même pour chacun des huit tons, excepté le cinquième en fa, lorsqu'il sera transposé de l'ancien ionien en ut, qui était jadis le onzième, et qui, moyennant le si bémol placé à la clef, reproduit exactement notre gamme majeure. Il faut excepter également le sixième ton, qui, dans ce cas, est identique au cinquième. Or, chaque fois que j'établirai ainsi une nouvelle gamme, je changerai plus ou moins la succession des cinq tons et des deux demi-tons, et c'est dans ces diverses positions qu'ils auront, dans les modes authentiques et plagaux, que consistera principalement la différence qui existe entre la tonalité antique et la tonalité moderne, puisqu'il en résultera pour chacun de ces modes un caractère mélodique tout particulier qui le distinguera des chants composés selon les principes de la musique.

Ainsi, pour revenir à notre premier ton authentique, si nous en examinons attentivement la contexture, nous verrons qu'il n'est conforme ni à notre ton de re majeur ni à celui de re mineur, et qu'il a par conséquent un genre d'expression qui lui est propre. Citons un exemple : je le prends dans « l'Ave maris stella », tel qu'il est noté dans les hymnes romaines corrigées par les soins de M. l'abbé Peyre, vicaire général d'Avignon, qui s'occupe avec autant de zèle que de goût de la restauration du plain-chant.

Re, la, si; / sol, la, ut; / si, ut, re, ut, si, la.

A VE - MA RIS - STEL - - - - LA.

Un organiste, de ceux comme il y en a tant, qui ne voient partout que leur mode majeur ou mineur, ne se ferait nul scrupule d'adapter à ce passage l'accompagnement de notre ton moderne de re mineur, avec les variations obligées de dièzes, de bémols et de notes sensibles, au moyen desquelles ces messieurs arrangent le plain-chant à leur manière. Illusion grossière et trop commune, qui nous vaut ces accords hétéroclites qui déchirent si souvent nos pauvres oreilles. On s'étonne que nos aïeux aient pu supporter ces premiers et informes essais d'harmonie, connus sous le nom de «déchant », qui procédaient par des successions directes de quarte et de quinte ; moi, je m'étonne que, dans notre siècle de civilisation et de progrès, comme on dit, une foule d'hommes instruits, d'un goût délicat, des musiciens même, entendent, sans témoigner la moindre surprise, ces déchants d'une nouvelle espèce, non moins durs que les premiers.

Revenons à notre «Ave maris stella ».
Les deux premières notes, formant la quinte re, la, semblent indiquer pour tout le morceau notre ton de re mineur. Mais le si naturel, contre lequel elles viennent brusquement se heurter, bouleverse déjà toutes nos idées de moderne tonalité, qui exige un si bémol, et appelle une succession mélodique et harmonique étrangère à cette tonalité, sur les notes qui suivent si, sol, la, ut. L'organiste dont nous parlions tout à l'heure ne manquerait pas, ou de bémoliser ce si naturel, pour le ramener au re mineur, ou de diézer le sol qui vient après, en frappant sur cette note, devenue pour lui note sensible de la mineur, un bon accord de septième, mi, sol #, si, re, qui se résoudrait sur la note la, en accord parfait mineur. Une fois lancé dans cette voie, il n'est pas d'extravagances dont on ne soit capable. Mais le musicien, tant soit peu instruit des conditions de la tonalité ecclésiastique, laissera d'abord intact ce sol naturel, et s'inquiétera peu des cadences de la septième dominante à la tonique, qui n'ont rien à faire dans le plain-chant. Il considérera que la modulation de si à sol, de sol à la et de la à ut, étant vague, indécise, comme presque toutes celles du plain-chant, et ne répondant à aucun de nos deux modes majeur et mineur, doit conséquemment être traitée en accords pleins, consonants, et se terminer par la cadence plagale de la à ut. Un accompagnement de ce genre sera non seulement conforme au caractère de la tonalité antique et aux lois qui la régissent ; mais il sera encore plus mâle, plus nourri que celui qu'on adapte à nos mélodies, composées dans le mode mineur. Cette réflexion, du reste, s'applique à l'harmonie sur le plain-chant en général.

Ainsi, pour nous résumer en peu de mots, la succession mélodique de ce début de l'Ave maris stella, étant établie sur le premier ton authentique et participant nécessairement de sa nature, a un cachet qui lui est propre et qui n'a d'équivalent dans aucune de nos mélodies en mode majeur ou mineur ; et ce caractère particulier lui vient, je le répète, de l'intervertissement des deux demi-tons qui n'occupent plus, dans la gamme de ce mode authentique de re, la place qu'ils avaient dans la gamme d'ut. Or, cet intervertissement sert non seulement à distinguer les modes ecclésiastiques de nos deux modes modernes, mais encore il contribue beaucoup à les distinguer entre eux, comme nous le verrons bientôt. Deux autres éléments y contribuent aussi pour leur part, en même temps qu'ils rendent plus sensible la différence qui existe entre la tonalité antique et la tonalité moderne. Ce sont la « tonique » et la «dominante» dont il importe d'établir clairement la nature et les propriétés. Ici nous raisonnerons encore par comparaison.
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Gaudeamus in Domino
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome V, Paris, 1845, pp 269-271 a écrit :
Parlons d'abord de la tonique.

Ce mot n'a pas, dans le plain-chant, la même acception que dans la musique. Dans notre système moderne, nous appelons tonique cette note fondamentale qui commence la gamme et par laquelle doit toujours finir un morceau quelconque de chant ou d'instruments. Elle est le point d'unité de la gamme, auquel se rattachent toutes les autres notes, de même qu'en arithmétique l'unité est la base de tous les calculs. C'est pourquoi on l'appelle tonique ou ton fondamental, parce qu'elle détermine le ton où l'on se trouve. Ainsi, ut est tonique de toutes les pièces composées sur la gamme d'ut ; re, de toutes celles composées sur la gamme de re, majeure ou mineure, n'importe, etc. Je dis que la tonique est la première note de la gamme et non du morceau, parce qu'une pièce de musique peut commencer par une autre note que celle de la tonique; mais elle doit finir par elle, au moins à la basse. Observons que la seule différence qui existe entre nos gammes modernes consiste dans la variété de leur diapason respectif, qui, selon qu'il est plus ou moins élevé, imprime à chacune d'elles un caractère qui lui est propre. Mais cette différence est bien moins importante que celle qui existe entre les tons ecclésiastiques, puisque la tonalité, qui en est la cause principale pour ceux-ci, n'y entre pour rien dans ceux-là.

Dans le plain-chant, le mot tonique a un autre sens que dans la musique. Il signifie bien, comme dans cette dernière « note de repos», mais avec des conditions différentes, que nous allons expliquer. Dans la musique, chaque gamme ne peut avoir qu'une tonique, qui est la première de cette gamme, à laquelle elle donne son nom. Dans le plain-chant, au contraire, chaque mode peut avoir pour tonique ou finale plusieurs des six notes, ut, re, mi, fa, sol, la, si, à cause de ses différentes terminaisons. En outre, la tonique peut ne pas être la même note que la première de la gamme du mode auquel elle appartient, comme cela a lieu pour le deuxième ton (plagal), qui commence par la et dont la tonique est re; pour le quatrième ton (plagal ) qui commence par si et dont la tonique est mi, et pour les deux autres tons ( plagaux), qui ont également pour tonique une autre note que celle par où ils débutent. Il est facile de comprendre comment cette variété des terminaisons modales modifie le caractère mélodique des huit tons, et comment, dans le plain-chant, la tonique joue un autre rôle que dans la musique.

Nous allons voir qu'il en est de même pour la « dominante ».

Dans la musique, on entend par DOMINANTE la note qui forme la quinte supérieure de la tonique. Ainsi, dans la gamme d'ut, la dominante est sol; dans la gamme de re, la dominante est la, etc. Cette note, en effet, domine les autres, soit à raison de sa position centrale, soit à cause de son influence sur la tonique, qu'elle appelle constamment, soit à cause de la propriété particulière dont elle jouit d'être commune à deux accords principaux, celui de tonique, et celui de quinte ou dominante auquel elle a donné son nom. De là, cette attraction qu'elle exerce sur les autres notes, lesquelles tendent à converger autour d'elle comme les rayons d'un cercle autour de leur centre, et à se résoudre sur elle par la cadence imparfaite, dont il sera parlé plus tard. Pour le moment, je crois avoir suffisamment expliqué le caractère et l'emploi de cette note dans la musique.

Dans le plain-chant, la « dominante » est bien aussi la note qui se reproduit le plus fréquemment pendant le cours d'un morceau; mais là se borne la ressemblance. En effet, tandis que la dominante, dans toutes les gammes modernes, est invariablement à la quinte supérieure de la tonique, dans le plain-chant elle est tantôt à la quinte, comme dans les premier, troisième, quatrième, cinquième et septième tons; tantôt à la sixte, comme dans les deuxième et sixième; tantôt à la septième, comme dans le huitième. Ainsi que nous en avons déjà fait l'observation à l'égard de la tonique, il résulte, de ces diverses positions que peut occuper la dominante, plus de variété mélodique dans le plain-chant que dans la musique. Dans celle-ci, la tonique et la dominante occupent toujours la même place sur l'échelle diatonique ; l'effet mélodique en est toujours le même. Dans le plain-chant, au contraire, ces deux notes importantes changeant fréquemment de position, selon les modes qu'on emploie, cette variété imprime aux modes un caractère qui leur est propre et communique au chant ecclésiastique en général une expression vague, indécise, qui contraste étonnamment avec les allures nettes, décidées de la tonalité moderne.

C'est ainsi que la tonalité ecclésiastique se distingue de la tonalité moderne par les deux principaux éléments qui la constituent, à savoir : l'intervertissement des deux demi-tons, et l'emploi de la tonique et de la dominante, qui n'est pas le même dans ce système que dans le système opposé. A ces deux éléments, il conviendrait d'en ajouter un troisième non moins important, je veux dire l'adoucissement, au moyen du si bémol, du triton ou de la quarte superflue de fa contre si naturel , à cause de la dureté de cet intervalle, suppression qui n'a pas lieu dans la musique, ce qui établit de suite un contraste sensible entre les deux systèmes sous le rapport de la mélodie et de l'harmonie surtout. Mais comme je me propose, en temps plus opportun, de consacrer une dissertation spéciale à ce point capital, je me bornerai, pour le moment, à l'exposition comparée de la tonalité antique et de la tonalité moderne, au double point de vue du placement des deux demi-tons et de l'emploi de la tonique et de la dominante.
N'oublions pas que c'est par ces deux éléments que se distinguent non seulement les deux tonalités, antique et moderne, mais encore, quoique d'une manière différente, les modes entre eux. C'est ce que nous verrons dans un prochain article qui sera consacré à un examen détaillé, et, si je puis m'exprimer ainsi, à la physiologie de chacun de ces huit modes ecclésiastiques. Nous nous préparerons ainsi peu à peu aux grandes questions d'esthétique que doit amener, tôt ou tard, l'ordre que nous avons adopté pour la division de cet essai.

L'Abbé JOUVE,
Chanoine titulaire de Valence.
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Gaudeamus in Domino
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 89-91 a écrit :
Dans notre dernier article (1), nous avons exposé la différence qui existe entre la tonalité du plain-chant et celle de la musique. Nous avons dit que le principe fondamental de cette différence consiste dans le placement des deux demi-tons de la gamme diatonique, lequel est invariable dans tous les tons musicaux, d'où il résulte pour chacun d'eux un caractère mélodique qui lui est propre. Nous ne reviendrons pas sur cette considération, non plus que sur celles auxquelles donne lieu la différence qui existe entre la musique et le plain-chant, relativement à l'acception et à l'emploi de la tonique et de la dominante. L'examen détaillé que nous allons faire de chacun des huit modes nous ramènera d'ailleurs à ces intéressantes questions. Mais, au préalable, je crois devoir en aborder une qui domine toutes les autres, je veux dire celle de « l'expression » dans le chant liturgique. Cette question est aussi difficile qu'elle est importante, parce que c'est une des plus complexes qu'on ait à traiter. Sans prétendre l'approfondir, je me contenterai d'établir quelques principes fondamentaux, dont l'exposé est indispensable maintenant, et auxquels nous pourrons plus tard donner de nouveaux développements. Disons d'abord quelques mots de cette poétique chrétienne, qui communique une expression propre et surnaturelle à l'art en général et au chant liturgique en particulier.

La poétique chrétienne, qui n'est autre chose que la théorie du beau dans l'art religieux, est basée sur la transformation intellectuelle et morale que le Verbe divin est venu opérer dans l'esprit et dans le coeur de l'homme, d'abord par l'assomption de notre nature, ensuite par la promulgation de ces ineffables mystères qui avaient été jusque-là cachés aux sages et aux puissants. Ce mot, de poétique chrétienne, est nouveau ; mais la chose est aussi ancienne que la religion du Christ. 'art chrétien, qui en dérive, a commencé avec les peintures des catacombes, avec les tombeaux et les autels des premiers martyrs. Aussi nous a-t-elle révélé un ordre d'idées et de sentiments les plus purs, les plus élevés, les plus dégagés du sensualisme de l'antiquité. Nous ne dénions pas sans doute à celle-ci l'élégance, la grâce, la symétrie, en un mot, tout ce qui constitue la beauté physique. Nous reconnaîtrons même volontiers que plus d'une fois elle s'est élevée avec un rare bonheur jusqu'à l'expression du beau moral, tel qu'il pouvait exister dans la société païenne , et qu'elle a réalisé ainsi les deux conditions du beau idéal « naturel », qui sont la beauté physique et la beauté morale, en tant que la gentilité pouvait réaliser cette dernière en dehors de la révélation. Mais à nous, enfants du Christ, à nous seuls le beau idéal « surnaturel ou divin », qui, sans dédaigner la forme qu'il exalte et divinise au contraire, et sans dédaigner encore moins la beauté morale qu'il ennoblit, s'élève bien au-dessus de ce monde visible, pour aller puiser dans les cieux des types auxquels rien ne saurait être comparé ici bas. Ils n'auront pas de peine à me comprendre ceux qui ont pu, comme moi, comparer aux chefs-d'oeuvre si vantés de la sculpture grecque, les vierges célestes, les bienheureux sortis du pinceau d'un Fra Angelico, ou bien certaines statues choisies entre mille parmi les plus belles dont l'art ogival illustra ses Notre-Dame de Reims, de Strasbourg, de Chartres, et tant d'autres. Oui, il existe une différence radicale entre le beau idéal naturel de l'antiquité et le beau idéal surnaturel des chrétiens, quoi qu'en puissent dire et écrire les prôneurs exclusifs de l'art classique, et ces critiques de nos Revues, qui se croient plus larges, plus judicieux que nous, pauvres gothiques (comme ils nous appellent), lorsqu'ils confondent dans les mêmes appréciations les artistes païens et les artistes chrétiens, comme ils voudraient qu'on honorât du même respect les cultes les plus divers. Mais, ni les opiniâtres préjugés des uns, ni les brillantes théories des autres ne parviendront à nous donner le change sur cette opposition fondamentale qui existe entre la poétique païenne et la poétique chrétienne, et., par conséquent, entre les deux arts respectifs qui en dérivent. Ceci ne serait du reste qu'une simple question de bon sens, s'il ne fallait lutter contre des préventions aveugles et intéressées qui dominent encore certains esprits, même des mieux cultivés et des plus distingués. Quoi qu'il en soit, ne laissons jamais échapper l'occasion de proclamer bien haut. cette vérité, qu'on eût traitée d'utopie il n'y a pas vingt ans, et qui est établie néanmoins par de nombreux et irrécusables monuments, à savoir : que l'art chrétien a cent fois égalé, s'il ne l'a surpassé, l'art païen, sous le rapport de la beauté de la forme et de l'expression morale, et qu'il le domine de toute la hauteur des cieux sous celui de la beauté surnaturelle et divine qui lui est propre.




(1) On lit dans le message suivant : http://www.phpbbserver.com/micael/viewt ... micael#639 au 4° paragraphe : « Dans le plain-chant, chaque mode peut avoir pour tonique ou finale plusieurs des six notes, ut, re, mi, fa, sol, la, si, à cause de ses différentes terminaisons.» Cette assertion est exacte , si on l'applique, comme c'était ma pensée, et par opposition aux morceaux de musique, aux psaumes, aux répons et aux versets des proses. Mais la rigueur dans les définitions , plus inflexible ici que partout ailleurs, nous oblige d'ajouter qu'à part les cas, d'ailleurs très-nombreux, que nous venons de citer, la finale d'un ton est la dernière qui finit la pièce de chant. C'est là une règle invariable.
En ce qui concerne la Dominante, les uns l'établissent en partant de la première note du ton, les autres, en partant de la finale; il en résulte une confusion inévitable dans l'énonciation de la Dominante, surtout lorsque cette énonciation a lieu par indication abstraite du degré relatif. C'est pour obvier à cet inconvénient, que je crois devoir remplacer les indications de ce genre , que renferme mon dernier article, par les suivantes, qui sont plus claires, et en même temps plus exactes : Ainsi , le premier ton aura pour dominante, la ; le deuxième, fa ; le troisième, ut ; le quatrième, la ; le cinquième, ut ; le sixième, la ; le septième re ; le huitième, ut. Du reste, les divers éclaircissements que je viens de donner étaient moins exigés par la comparaison des deux tonalités, qui se trouve suffisamment établie dans le texte tel qu'il est, que par le besoin que j'éprouve d'apporter à mes définitions une rigoureuse exactitude.
J'aurais pu parler longuement, dans le même article, des tons réguliers et irréguliers, parfaits et imparfaits, mixtes et surabondants. Je n'en ai rien dit, pour abréger le plus possible, ayant une carrière assez longue à parcourir. D'ailleurs, il est facile de se procurer, dans les méthodes de plain-chant, des notions suffisantes sur ces questions élémentaires ; et puis, mon Essai philosophique n'est pas un traité.

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Gaudeamus in Domino
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Re: Chant ecclésiastique

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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 92-94 a écrit :
Si nous appliquons ces principes au chant liturgique en particulier, nous découvrirons qu'il doit réunir dans son expression quatre principaux caractères, qui sont la GRANDEUR, le MYSTÈRE, l'AMOUR et l'ONCTION DE LA PRIÈRE.

Quelques mots sur chacun de ces principaux caractères.

Dieu seul pouvait nous faire connaître Dieu. C'est ce qu'il a fait lorsque, sortant de la lumière inaccessible qu'il habitait, il est devenu comme un de nous , nous laissant voir et toucher dans sa propre chair cette lumière jusque-là cachée dans ses profondeurs infinies. C'est alors que nous avons vu cet homme-dieu « plein de grâce et de vérité », et que nous avons en­tendu sortir de sa bouche des paroles ineffables sur l'unité, l'infinité et l'éternité de Dieu, sur ses perfections adorables, si étrangement méconnues ou défigurées par les fables des poètes et les folies de la gentilité; aussitôt se sont écroulées des milliers d'idoles avec leur culte, tantôt riant, tantôt imaginaire, tantôt voluptueux. Jéhova, qui n'a d'autre nom que celui de l'Être ; Jéhova, le dieu des armées, qui est assis sur les chérubins; qui vole au milieu des airs dans des chariots de feu ; qui, d'un seul mot, peut créer ou anéantir des millions d'univers; Jéhova domine, de toute la hauteur du ciel, l'Olympe avec sa cour mesquine de dieux et de demi-dieux. Sans doute, à l'aide de quelques traditions antiques qui avaient échappé au naufrage des vérités révélées, les poètes et les artistes ont pu s'élever parfois à une grande hauteur de pensée et d'image. Ainsi Homère a bien pu nous représenter Jupiter ébranlant tout l'Olympe d'un simple mouvement de son sourcil. Mais ces images sont rares dans les poètes-antiques, tandis que nos livres saints semblent se jouer continuellement avec le sublime de pensée et d'expression.

Or, ces idées, si hautes et si magnifiques, que le Verbe fait homme est venu nous donner de Dieu, ont imprimé nécessairement au chant liturgique ce caractère de sublimité qu'on chercherait vainement ailleurs. Les anciens ont-ils quelque chose de comparable, pour les paroles et pour le chant, à notre « Te Deum laudamus » , surtout lorsqu'il est entonné par des milliers de voix et accompagné de la grande harmonie de l'orgue et des cloches, dans une immense basilique ? C'est alors qu'on peut se faire une idée de ce premier caractère que doit avoir l'expression du chant. liturgique. Passons maintenant au second caractère que j'appelle mystérieux.

Avec la doctrine de l'unité et des perfections divines, nous a été révélée la Trinité des personnes, trinité inénarrable dont Dieu a voulu imprimer l'image, nécessairement imparfaite, dans l'âme humaine ; trinité, dont le nombre mystérieux joue aussi un grand rôle dans les types, les symboles et les traditions primitives de l'humanité. A ce mystère s'en rattache un autre, non moins auguste et non moins fécond en nouvelles inspirations pour les beaux-arts : celui de l'Incarnation. Le Verbe, dans son amour infini pour l'humanité, a voulu se l'unir par des liens si étroits qu'il ne fût avec elle qu'une même personne en deux natures. On a vu alors la Justice, la Miséricorde et la Paix s'embrasser, par une étreinte commune, dans cette personne du Verbe incarné, où elles s'étaient donné rendez-vous depuis la prévarication du paradis terrestre. Jésus, médiateur entre Dieu et les hommes, vient réconcilier le monde avec son Créateur, pacifiant par son sang le ciel et la terre, nous ouvrant ensuite la porte des cieux où son humanité sainte doit intercéder pour nous sans relache, jusqu'à ce qu'à travers bien des peines, bien des dangers, bien des épreuves, nous ayons mérité de le contempler nous-mêmes dans sa gloire.
Qui ne voit déjà que tout un monde nous sépare de la poétique païenne! Aussi, tout, dans la vie du chrétien, est mystérieux comme son culte ; tout, jusqu'à ses joies et ses périls, jusqu'à ses craintes et ses espérances. De là ce caractère « mystérieux », vague, insaisissable, qui domine dans toute sa liturgie.et dans ses chants en particulier. Nous aurons l'occasion d'y revenir et de nous y arrêter plus longuement. Passons maintenant au troisième caractère de la musique chrétienne, « l'onction de l'amour divin ».

L'amour est le premier besoin de l'homme sur la terre. Mais l'amour divin peut seul le satisfaire, parce que seul il peut le remplir entièrement. L'homme, en quittant le Créateur pour se rechercher soi-même , était devenu malheureux « en se trouvant », selon la belle expression de saint Augustin. C'est pourquoi son coeur, rassasié bientôt des affections profanes, se reportait invinciblement vers Dieu, son principe et sa fin. Jésus est venu lui apporter cet aliment de l'amour divin (« ignem veni mittere in terram » ), en y associant l'amour du prochain, qui en dérive nécessairement. On connaît les résultats merveilleux de cet élément nouveau dans le monde. Mais on n'apprécie peut-être pas assez son influence sur le coeur de l'homme et sur l'art, écho fidèle des sentiments qui l'animent. N'est-ce pas ce sentiment qui a inspiré les chants séraphiques d'un François d'Assise, d'une Thérèse et de tant d'autres martyrs de l'amour divin ! Non., jamais l'inspiration des poètes les plus renommés ne s'éleva à cette hauteur d'enthousiasme et de sacrifice absolu dans l'amour. Jamais on n'entendit leur lyre chanter des vers comme celui-ci, de la vierge d'Avila : « Je me meurs du regret de ne pouvoir mourir! (Que muero perque non muero !), » qui revient à la fin de chaque strophe de son cantique divin. Il faut lire cet admirable chant tout entier pour se faire une idée de cet amour qui, selon l'expression de Thérèse elle-même, pénètre la moelle du coeur. Tel est cet amour qui a inspiré la plupart des chants liturgiques, non avec l'exaltation, l'impétuosité qui se révèlent dans les cantiques d'un grand nombre de saints personnages, mais
avec cette onction douce et pénétrante qui est propre aux chants et aux cérémonies de l'Église. Nous ne disons rien pour le moment. de cette différence qui existe entre l'expression individuelle et l'expression publique de l'amour divin dans les chants religieux. Cette question se reproduira plus tard et sera mieux à sa place lorsque nous nous livrerons, comme nous l'avons annoncé dans notre programme, à l'examen comparé de l'expression dramatique et de l'expression liturgique dans la musique chrétienne. Ne nous occupant maintenant que de ce dernier genre d'expression , nous allons nous entretenir du quatrième caractère qu'elle doit avoir, et-que j'appelle « l'onction de la prière ».

J'entends , par là, cet esprit de grâce et de prière, annoncé par le prophète Joël et répandu visiblement sur nous lorsque les apôtres reçurent l'Esprit consolateur que Jésus leur avait promis. Or, c'est cet Esprit qui prie dans nos coeurs en gémissements inénarrables. Assaillie par les tempêtes redoublées qui traversent sa marche laborieuse et semée d'écueils, l'Église demande appui et protection à son céleste époux ; mais ce n'est pas elle qui prie, c'est le Saint-Esprit qui prie en elle et pour elle, qui lui indique la forme de ses cérémonies et lui inspire l'onction de ses chants divins. C'est lui, qui, au milieu des dangers et des amertumes de la vie, nous apprend à appeler Dieu notre père ( « in quo clamamus Abba Pater »), en même temps qu'il nous détache graduellement de la terre et nous fait désirer les ailes de la colombe pour aller nous reposer clans le sein de Dieu. Cette terre elle-même, déjà délivrée, en partie, de la servitude du péché, par le sang du médiateur, qui a coulé sur elle, gémit et soupire, comme une femme dans l'enfantement, après sa délivrance parfaite qui n'aura lieu qu'à la résurrection des corps. De là un mélange de joie et de tristesse, de crainte et d'espérance, expression vraie d'une réhabilitation laborieuse et. non achevée, qui domine dans les chants de la liturgie chrétienne ainsi que dans ses rits si profondément symboliques.
Telle est l'onction de la prière qui anime les oraisons, aussi variées que nos besoins, que l'Esprit saint lui-même dicta à son Église, et que celle-ci accompagne des plus pathétiques accents.
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Gaudeamus in Domino
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 94-97 a écrit :
A ces quatre principaux caractères, de grandeur, de mystère, d'amour et de prière, que nous venons d'énumérer dans leur rapport avec l'expression du chant liturgique, il faut ajouter ce mélange de grâce et de naïveté qui tempère admirablement la gravité de ce chant. Que de touchantes mélodies ne doit-il pas au mystère de la naissance d'un Dieu enfant, chantée par les anges dans les cieux, célébrée par la joie champêtre des bergers, annoncée pair cette étoile miraculeuse qui, des confins de l'Arabie, dirige vers le nouveau-né les trois mages avec leurs riches présents ! Que de chants suaves et gracieux n'inspire pas tous les jours, à la lyre chrétienne, Marie, rose mystique, lys de pureté, source claire et limpide que ne souillèrent jamais les eaux bourbeuses de la concupiscence; jardin semé de toutes sortes de vertus, où ne pénétra jamais le serpent corrupteur ! Reine des anges, mère de Dieu et des hommes, étoile lumineuse dans les ténèbres de la vie, tour de sûreté contre les orages, Marie fut toujours pour les musiciens et les poètes le type par excellence de la grâce, de la douceur et de l'aimable pureté.

C'est ainsi que l'Incarnation a fourni au chant religieux ses quatre grands caractères de sublimité, de mystère, d'amour et de prière. L'Église elle même les énumère tous les jours dans ce beau cantique d'adoration, d'amour, de supplication et de reconnaissance, dont le début fut improvisé par les anges dans les cieux : « Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.»

Toute l'économie du christianisme, et par conséquent toute la liturgie catholique, se révèle dans cet hymne d'adoration, de louange, d'amour et de prière. On chercherait vainement quelque chose d'analogue dans les autres cultes, dans les autres poésies.

Et voilà pourquoi les anciens compositeurs de chant d'église apportèrent un soin tout particulier à l'expression des paroles, choisissant, pour cela, le mode, l'intonation, la disposition mélodique, les mieux appropriés au texte qu'ils voulaient noter. De là cette multitude de signes relatifs aux divers genres d'expression dont ils se servirent dès les temps les plus reculés, et dont ils abusèrent aussi plus d'une fois. Les détails, dans lesquels maints auteurs des XIe, XIIe , XIIIe et XIVe siècles entrent à ce sujet., nous paraissent incroyables, aujourd'hui que l'étude et la pratique du plain-chant sont tombées dans un oubli presque complet (1). Cette attention des compositeurs de chant. ecclésiastique à rechercher l'expression convenable des paroles se révèle même dans bon nombre de pièces qui ne remontent pas très-haut, pourvu qu'une exécution trop défectueuse n'empêche pas d'en saisir les nuances délicates. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si les anciens attribuent. à chacun des huit modes un caractère particulier d'expression. C'est ainsi qu'ils appelaient le premier « gravis », le deuxième « tristis », le troisième « mysticus », le quatrième « harmonicus », le cinquième « laetus », le sixième « devotus », le septième « angelicus », le huitième « perfectus ».

Sans attacher une valeur trop grande à ces dénominations, il faut reconnaître que plusieurs d'entre elles sont d'une justesse, au moins relative, comme nous le verrons bientôt. D'ailleurs, les divers genres d'expression propres à ces huit modes ne nous sont qu'imparfaitement connus. Ce n'est pas, après toutes les perturbations qu'a essuyées, à différentes époques, le chant liturgique, que nous pouvons en posséder à fond les éléments si nombreux, surtout quand on pense que la plupart. des procédés d'exécution ne se transmettaient qu'au moyen de la tradition orale. Néanmoins, je le répète, ce plain-chant, le romain principalement, tel qu'il existe aujourd'hui, offre encore à l'observateur attentif une foule de nuances dans l'expression et dans la mélodie imitative appliquée au texte sacré. Avant d'entrer dans l'état ecclésiastique, j'avais eu plus souvent l'occasion d'entendre de la bonne musique dramatique, qu'une bonne exécution des mélodies grégoriennes. Aussi avais-je contracté autant d'éloignement pour celles-ci que d'attrait pour celle-là. Ce n'a été qu'à la longue qu'il m'a été donné d'apprécier le mérite du plain-chant : il y a là une fraîcheur, une onction, une sérénité, en même temps une gravité douce et calme qui recueillent les sens et les portent vers Dieu. Cet effet est produit par le caractère sublime, vague, mystérieux et tout spirituel que nous avons déjà signalé dans le chant liturgique; malheureusement l'exécution en est généralement détestable. Quand je parle de l'expression qu'on doit lui donner, je n'entends pas cer­tainement ce genre d'expression langoureuse, cette afféterie qu'on peut remarquer en certaines contrées du monde catholique. Ceci est un défaut contraire à celui que nous relevons maintenant, et nous le condamnons avec la même force, comme nous condamnons tous les abus, quels qu'ils soient. Nous voulons seulement parler de ce goût, basé sur l'intelligence du sens des paroles et de la mélodie qui s'y rapporte, que tout chanteur doit plus ou moins, selon ses facultés, apporter à l'exécution du chant liturgique. Il va sans dire que la justesse d'intonation est pour lui une condition « sine quà non ». Je ne dis rien ici du chant en choeur, me réservant de traiter à part cette importante question.

Sans doute, les qualités indispensables pour quiconque veut exécuter convenablement le chant grégorien ne s'improvisent pas. Elles supposent des études, des exercices préparatoires; mais de tels préliminaires sont obligatoires pour tous les arts, sans exception, et le chant est un art tout comme un autre. On attache, dans les séminaires, une juste et bien légitime importance aux répétitions des cérémonies que les jeunes clercs sont appelés à pratiquer un jour dans l'exercice de leurs fonctions sacerdotales; pourquoi n'apporterait-on pas le même soin à l'étude du plain-chant, qui occupe une place si importante dans la liturgie ? Cette étude est d'autant plus nécessaire que l'exécution vicieuse du chant est plus apparente dans les paroisses, et par conséquent plus fâcheuse que les infractions qu'on peut commettre à l'endroit du cérémonial.

(1) Voir, pour ces détails : Francon de Cologne (Ars cantus mensurabilis), Gui d'Arrezzo (Micrologus), Jean de Salisbury (Polycraticus), Jean de Muris (Speculum musicie ), la bulle de Jean XXII (Docta sanctorum), etc.
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 97-99 a écrit :
Pour comprendre l'énorme différence qui existe entre la bonne et la mauvaise exécution du plain-chant, on n'a qu'à faire exécuter successivement la même pièce à un chanteur expert et à un chanteur vulgaire. C'est ainsi que les lamentations de Jérémie, du sixième ton, qui ne roulent guère que sur cinq notes, seront ravissantes à entendre, si elles sont chantées avec une expression convenable, tandis qu'elles ne produiront d'autre effet que celui d'une psalmodie monotone, si elles sont dites sans goût et sans la moindre émotion qui décèle chez le chanteur l'intelligence de cette touchante mélodie. Ces considérations, du reste, trouveront leur place avec beaucoup d'autres dans l'examen détaillé que nous allons faire de chacun des huit modes grégoriens.

Le premier mode (re, mi, fa, sol, la, si, ut, re) a un caractère imposant, qui le rend très-propre à cette expression de grandeur dont nous avons parlé plus haut. Ainsi l'épithète de « gravis » qu'on lui a donnée nous paraît bien lui convenir, surtout quand il s'agit de morceaux écrits principalement dans sa région inférieure de la à re, en descendant. Cette gravité va jusqu'à la tristesse, lorsque ledit mode se mélange avec le deuxième, en descendant jusqu'à son la inférieur ; c'est ce qu'on appelle alors ton mixte. Cette dénomination est applicable à tous les cas du même genre qui peuvent se présenter pour les autres modes. La plupart de nos proses solennelles et de nos morceaux de chant les plus graves sont du premier ton, simple, ou mêlé au second. Je regrette que l'impossibilité où se trouve le Directeur des « Annales » de donner des planches de musique, m'empêche de mettre sous les yeux de mes lecteurs un certain nombre de ces exemples notés. Je me bornerai donc à l'analyse ou à la simple mention de quelques-uns, des plus connus, que le lecteur pourra facilement trouver dans les livres usuels de plain-chant. Parlons d'abord de ceux qui appartiennent exclusivement au premier ton.

L'antique prose de la Pentecôte, « Veni sancte Spiritus », qui, plus tard, a servi de modèle à un grand nombre d'autres pour la composition tonale et la division mélodique des strophes, appartient au premier ton, dont elle parcourt toute l'échelle, ce qui constitue, dans ce cas, ce qu'on appelle un ton ou mode parfait. Je remarque dans cette prose la division binaire mélodique, c'est-à-dire que le chant de la première strophe est exactement répété par la seconde ; celui de la troisième, par la quatrième suivante, et de même pour celles qui viennent après, jusqu'aux deux dernières. Un certain mélange de fraîcheur et de gravité, de rudesse et de naïveté, forme le caractère général de cette pièce, véritablement originale. Le si naturel, qui revient fréquemment dans ses nombreuses gammes descendantes, lui imprime une sorte d'apreté que ne dédaignent pas les amateurs de nos antiques et naïves mélodies.

Parmi les proses modernes, du premier ton, qui ont été calquées plus ou moins sur le « Veni sancte » je citerai et analyserai brièvement celle qu'on chante, à la Toussaint, selon le rit parisien. Cette prose est véritablement belle de mélodie et d'expression. Je la cite d'autant plus volontiers, que les compositeurs de plain-chant parisien , au XVIIIe siècle, ne nous ont guère habitués à ces deux indispensables qualités que doit avoir le chant religieux. J'ignore, toutefois, si le chant n'en serait pas beaucoup plus ancien que les paroles très-modernes auxquelles on l'a appliqué. Quoi qu'il en soit, il est purement écrit, grave, pompeux, et bien caractéristique du premier ton, au moins d'après la version que j'en ai devant les yeux.

La première strophe est nettement phrasée : le troisième vers (« Prome cantus ») se fait remarquer par une élévation de la mélodie ; bien d'accord avec le sens des paroles. Même remarque pour le troisième vers (« Laeta currat ») de la seconde strophe. La troisième et la quatrième, d'après certaines versions, appartiendraient au deuxième mode ; d'après celle dont je me sers actuellement, elles sont toujours du premier ton , et rendent convenablement le texte auquel elles s'appliquent. On doit en dire autant de la cinquième et de la sixième, écrites, comme les deux précédentes, dans la région inférieure du ton. Mais, dès la septième strophe ( « Prodigi vitae cruore, purpurati Martyres »), qui exprime les combats et les triomphes des martyrs, la mélodie s'élève et attaque les cordes les plus hautes, les plus vibrantes du mode. Elle conserve son éclat pendant les huitième, neuvième et dixième strophes, consacrées à la gloire des Confesseurs, des Prêtres, des Pontifes, des Vierges et de tous les Saints. Mais à la longue succède la prière : « Coelites , o vos beati ». Ici la mélodie descend de la région supérieure du mode, pour n'en parcourir, sauf une ou deux exceptions, que les cordes moyennes et inférieures, jusqu'à la conclusion. Pourquoi faut-il que dans certaines versions de cette prose, toute parsemée d'ut et de sol dièzes, on reconnaisse la main de nos inévitables arrangeurs de plain-chant , qui fourrent leurs notes sensibles partout où ils peuvent ?

Le deuxième mode (la, si, ut re, mi, fa, sol, la), appelé tristis, présente en effet un certain air de tristesse et de mélancolie, à raison de sa contexture mélodique, laquelle, indépendamment d'autres particularités qui lui sont propres, offre celle de la fréquence du si bémol que nécessite le triton de fa, dominante contre si, qui revient souvent, dans ce mode. Cette fréquence du si bémol communique aussi une grande douceur au deuxième ton et le rend très-propre à l'expression des sentiments tendres, pieux, humbles et délicats, qui conviennent à la prière, à l'amour ou au repentir. Aussi les anciens compositeurs de plain-chant l'ont-ils employé avec autant de goût que de bonheur pour exprimer ces sentiments divers, lorsque le texte liturgique l'exigeait. Parmi ces nombreuses et suaves compositions, nous citerons les antiennes « 0 Redemptor sume carmen temet concinentium » , pour la consécration des saintes huiles, le Jeudi saint ; la délicieuse antienne de la Vierge « Sancta et immaculata virginitas » ; enfin, les belles et touchantes antiennes 0, pour le temps de l'Avent ; mais, par dessus tout, la ravissante mélodie de la Préface.
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Gaudeamus in Domino
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 99-101 a écrit :
Nous avons dit que chaque mode authentique pouvait se mêler avec son plagal et réciproquement, et que, dans ce cas, les modes devenaient mixtes. Lorsque ce mélange a lieu entre le premier et le deuxième ton, le chant participe à la fois de la gravité de l'un et de la tristesse de l'autre. Aussi, les morceaux les plus lugubres de l'office des morts et, en particulier, le « Dies irae », sont-ils composés dans ces deux modes, ainsi mêlés. Il faut observer que ce mélange n'est pas toujours égal des deux côtés ; il arrive souvent que c'est tantôt l'authentique, tantôt le plagal qui domine, selon la nature des morceaux. Ainsi, dans le Libera, qui est, sans contredit, la mélodie la plus déchirante de cet office, et qui appartient au premier et au deuxième mixtes, le chant roule presque entièrement sur ce dernier, et justifie bien l'épithète de tristis, qui lui a été donnée. Dans la version du viennois, qui n'est qu'une variante du romain, à ces mots : « intende anime me » , la mélodie s'élève jusqu'à l'ut supérieur du premier ton, pour redescendre ensuite jusqu'au re inférieur, à la fin de la réplique se terminant par « et libera eam », ce qui produit un effet remarquable et bien en rapport avec le sens des paroles.

Quant au « Dies irae » , qui est, après le « Lauda Sion » , le chef-d'oeuvre du chant liturgique, je regrette de ne pouvoir en donner l'analyse, pressé que je suis par l'abondance des matériaux. Cette analyse trouvera sa place un peu plus tard. Je me bornerai , pour le moment, à celle du « Victimae pascali », qui appartient également au premier et deuxième mixtes, et qui offre, par cela même, une analogie frappante avec l'ensemble mélodique du « Dies irae », analogie fâcheuse pour une prose destinée à célébrer la fête la plus joyeuse de l'année. En effet, autant l'expression triste et même lugubre du « Dies irae » est en parfaite harmonie avec l'esprit de l'office et avec le sens des paroles, autant celle du « Victimae pascali » jure avec le caractère tout joyeux, quoique mâle et imposant, de la Résurrection. Ce contraste m'a frappé depuis longtemps. Sans doute, il frappe moins la masse des auditeurs, grâce à la longue habitude où ils sont d'entendre cette séquence, au milieu des splendeurs liturgiques du grand jour de Pâques. D'une autre part, elle a pour elle son expression majestueuse, qui correspond bien à la pompe d'un si grand jour. Elle rachète d'ailleurs par des beautés de détail le défaut que nous signalons quant à l'ensemble de son caractère mélodique. C'est ce que je vais essayer de faire voir dans une rapide analyse de cet important morceau.

Le début en est grave et nettement dessiné. Après cette première strophe, qui est comme l'exposition du sujet, le chant s'élève jusqu'au re supérieur du premier ton, à la seconde strophe, « Agnus redemit oves » , qui commence le développement du mystère pascal. Il se maintient à cette hauteur, au « Mors et vite duello » , qui exprime le combat entre la mort et la vie, dans la personne du Christ. Après l'émission de ce re, le chant se poursuit comme à la strophe précédente, dans les régions, moyenne et inférieure, du premier ton. A la suivante, « Dic nobis Maria » , il attaque brusquement les plus basses du deuxième mode, pour exprimer cette apostrophe de surprise et d'interrogation à Marie. C'est là un des mille exemples de mélodie imitative, qu'on remarque dans le plain-chant, pour peu qu'on y apporte quelque attention. La mélodie de la réponse, « Sepulcrum Christi viventis » , est plus haute que celle de la demande, comme cela devait être, d'autant mieux qu'elle dépeint le sépulcre glorieux du Sauveur. Mais elle s'abaisse à la strophe suivante, « Angelicos testes, sudarium et vestes », parce que l'image dominante qu'elle exprime est celle des vêtements mortuaires du ressuscité. Elle prend un ton plus élevé, au « Surrexit Christus, spes mea » , comme l'exigent le sens des paroles, toutes d'espérance et de joie. Enfin, au dernier verset, « Scimus Christum surrexisse » , qui contient une vive et éclatante profession de foi à la résurrection, elle s'élève jusqu'aux notes supérieures et résonnantes du mode, pour descendre insensiblement jusqu'au re inférieur, à ces derniers mots qui terminent la séquence, par cette courte et touchante prière : « Tu nobis, victor rex, miserere ».

Sans doute, ce n'est pas le hasard, qui a si bien arrangé les nombreux exemples d'imitation que nous venons de signaler. Tout en faisant la part des circonstances étrangères à des intentions de ce genre, qui ont pu en amener quelques-unes, il est impossible de ne pas en attribuer la meilleure part à la volonté formelle et au goût judicieux du compositeur sacré. Cette prose a, comme celle de la Pentecôte, avec plus de gravité néanmoins, quelque chose de naïf et de vigoureux à la fois, qui décèle une haute antiquité. Elle est, à juste titre, classée parmi les plus belles, sous le rapport mélodique. Il nous reste maintenant à continuer l'analyse des autres modes grégoriens. C'est ce que nous ferons prochainement, en commençant par le troisième (1).

L'Abbé JOUVE, Chanoine titulaire de Valence.

(1) - Si, dans la briève analyse ou énumération que je viens de faire de quelques proses, je ne dis rien de leurs dates ni de leurs auteurs, c'est que « non erat hic locus ». Il eût fallu trancher ces deux difficultés en quelques mots, et j'avoue que ma science liturgique ne va pas jusque-là. Je crois connaitre à peu près tout ce qui a été dit sur les auteurs présumés de ces proses. L'exposé des opinions si diverses, émises à ce sujet, trouvera sa place tôt ou tard, sans qu'il soit besoin de faire dès à présent, et hors de propos, un vain étalage d'érudition musicale. Si je m'impose une telle réserve, c'est que je n'eus jamais la prétention de trancher dogmatiquement sur les questions de musique religieuse ni autres. Je ne saurais avoir que celle de disserter, à ma manière, sur les choses que j'ai vues ou entendues, sans en excepter les oeuvres de Palestrina, de Durante, de Marcello et de beaucoup d'autres, que j'ai entendues à Rome, à Paris et ailleurs, et dont je possède depuis longtemps un assez bon choix pour avoir pu les étudier et en parler tout à mon aise.
Je vous souhaite à tous une bonne et sainte année.
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Re: Chant ecclésiastique

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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 206-208 a écrit :
Le troisième mode, qui roule sur la gamme naturelle, mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi, a été appelé mystique « mysticus ». En effet, sa contexture mélodique le rend propre à cette expression de mysticisme qu'il est plus facile de sentir que de définir. C'est sur ce mode qu'a été écrite l'hymne principale du Saint-Sacrement « Pange lingua », dont la mélodie si douce, si pénétrante, et en même temps si large, si solennelle, convient parfaitement au touchant et sublime mystère de l'Eucharistie. On ne comprend pas qu'il soit possible d'appliquer une telle mélodie à des paroles profanes, et même à d'autre texte liturgique que celui auquel elle a été adaptée par saint Thomas. Nous laissons à l'observateur attentif le soin d'apprécier les beautés diverses de cet admirable chant. Dans le rit romain, ce ton a été encore heureusement employé pour le magnifique « Paschale praeconium » du samedi-saint, « Exultet jam angelica turba caelorum », ainsi que pour l'hymne des laudes de l'office de minuit, « solis ortu cardine ». C'est sans doute cette dernière considération qui a porté les auteurs des liturgies viennoise et lyonnaise à reproduire cette suave mélodie, note pour note, dans la plupart des hymnes propres à la fête de Noël et à son octave, telles que celles-ci : « Missum redemptorem polo, Jesu redemptor omnium, Miris probat sese modis », pour la fête de saint Etienne ; « Salvete flores Martyrum », pour celle des saints Innocents, et « Victis sibi cognomina[i/] », pour les vêpres de la Circoncision.

Je passerai rapidement sur le quatrième mode, appelé « harmonicus », attendu que je n'ai jamais pu comprendre le sens de cette épithète par trop élastique. Ce mode est souvent mélangé avec le premier, qui a, comme lui, le la pour dominante, mais non la même finale, ce qui établit une différence réelle dans leurs mélodies respectives. Je citerai à l'appui de cette remarque le chant naïf, original, du « Gloria in excelsis », pour les fêtes simples, usité dans le romain, et, par imitation, dans plusieurs autres liturgies, et en même temps, comme type de l'expression douce et mélancolique dont ce quatrième ton est susceptible, la belle hymne « Urbs Jerusalem beata », pour la Dédicace, attribuée à saint Ambroise, qui est également l'auteur présumé , comme chacun sait, du « Te Deum ». On affecte communément cette hymne d'action de grâces au quatrième mode; néanmoins plusieurs antiphoniers la font du troisième. Il faut avouer que la tonalité en est assez indécise pour rendre douteuse la classification modale qui lui convient. Le beau chant romain du « Te Deum » a été indignement altéré par les auteurs de la moderne liturgie parisienne, habitués de longue main à ces sortes de méfaits.[…]

Le cinquième mode, appelé joyeux « laetus », justifie pleinement cette dénomination, par la mélodie joyeuse, brillante, qui lui est propre. Lorsqu'il a le si bémol fixe à la clef (ce qui arrive le plus souvent), il reproduit exactement notre gamme moderne et n'est qu'une transposition du onzième mode. Il n'en est pas de même lorsqu'on lui conserve le si naturel à la clef, comme il l'avait toujours dans sa constitution primitive.

Le chant de l'Introït « Laetare », du quatrième dimanche de carême (dans le romain), évidemment pris du cinquième ton à cause de ce caractère joyeux qui lui est propre, nous offre un exemple, entre plusieurs autres, de l'emploi et du non emploi du si bémol à la clef. En effet, tous les si du corps de l'Introït sont bémolisés, tandis qu'ils sont naturels au verset et au « Gloria Patri » qui le terminent. Aussi la mélodie de ces deux derniers morceaux a-t-elle un caractère différent de celle de l'Introït ; cette différence serait plus sensible encore si nous l'étudiions dans des pièces de longue haleine.

Les exemples caractéristiques de ce cinquième mode sont très nombreux ; je me contenterai de citer le bel invitatoire romain des matines de la Pentecôte, que les liturgies parisienne, viennoise, et la lyonnaise, si je ne me trompe, ont adopté pour la même fête et pour celle de Pâques; les deux proses « Votis Pater annuit » de Noël, et « Solemnis haec festivitas », de l'Ascension , communes aux trois rits précités ; l'hymne des vêpres de l'Épiphanie « Hùc vos o miseri », celle des vêpres de l'Assomption « 0 vos aetherei », telles qu'on les chante l'une et l'autre dans le rit viennois. Observons que, dans ce dernier, le chant des hymnes, dont on a emprunté le texte au parisien, est bien supérieur eux plates et barbares mélodies appliquées par les auteurs du plain-chant de Paris aux hymnes de Coffin et de Santeuil. Il est impossible de trouver quelque chose de plus lourd, de plus assommant que ce chant des hymnes parisiennes.

Bien que le cinquième mode s'adapte particulièrement aux textes qui réclament une expression joyeuse, éclatante, comme le prouvent du reste une foule de morceaux écrits sur ce ton, on peut lui donner néanmoins une expression douce et mélancolique ; nous citerons pour exemple la délicieuse antienne de la sainte Vierge « Alma redemptoris ». Chacun des huit tons est également plus ou moins susceptible de rendre les diverses nuances d'expression, quel que soit d'ailleurs le caractère particulier qui le distingue ; ceci dépend des exigences liturgiques et du goût du compositeur.
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[i]Annales archéologiques[/i], Tome VI, Paris, 1845, pp 208-214 a écrit :
Le sixième mode, qui parcourt l'échelle suivante, ut, re , mi, fa, sol, la, si, ut, est appelé dévotieux « devotus ». Comme le cinquième, il n'avait dans le principe que des si bémol accidentels ; mais depuis longtemps il est constamment armé d'un si bémol à la clef.

Dans l'un ni dans l'autre cas, il n'est identique à notre gamme moderne d'ut, comme on serait tenté de le croire; en effet, dans le premier cas, bien qu'il ait la même marche diatonique que cette gamme d'ut, il en diffère néanmoins par sa dominante et sa finale, qui ne sont pas les mêmes, et qui impriment à ses mélodies un caractère qui leur est propre. Dans le second cas, c'est-à-dire lorsque le si est bémolisé à la clef, ce qui est le plus fréquent et même ordinaire aujourd'hui, il se rapproche davantage, dans ses modulations, de celles de la gamme d'ut, mais il en diffère toujours sensiblement par sa dominante et sa finale. Le sixième ton offre une analogie plus sensible encore avec son authentique, le cinquième ; néanmoins, on voit qu'il existe une différence réelle entre eux, lorsqu'on étudie leurs développements respectifs dans un certain nombre de pièces appartenant à l'un ou à l'autre mode. Il n'en saurait être autrement, puisque le cinquième monte de fa à fa avec l'ut intermédiaire pour dominante, tandis que le sixième monte d'ut à ut, avec la pour dominante. Ainsi le sixième ton étant plus bas que le cinquième de la quarte inférieure fa-ut, il en résulte moins d'éclat et de brillant dans l'expression qui lui est propre, mais aussi plus d'onction et de douceur. Cette différence provient également de celle qui existe entre les dominantes des deux modes, dont l'une, celle du cinquième, est d'une quinte pleine, et par conséquent plus sonore que celle du sixième, qui n'est que d'une tierce au-dessus de sa finale. D'après ces diverses considérations, l'épithète devotus me parait assez bien convenir à ce sixième mode, ainsi qu'on peut le voir par l'examen d'un bon nombre de pièces de chant qui lui appartiennent. Je citerai entre autres « l'Ave regina caelorum », dont le début, soit dit en passant, a été défiguré clans plusieurs diocèses par un mi bémolisé, on ne sait pourquoi ni comment; puis les Lamentations romaines de Nivers , simple récitatif dans le genre de la Préface, parfaitement adapté aux paroles, et bien supérieur à toutes ces misérables fioritures, d'un goût détestable, dont maints auteurs de plain-chant musical (le pire de tous) ont « orné » les accents déchirants et pathétiques du prophète Jérémie; enfin, par-dessus tous les autres, le chant si noble et si dévotieux à la fois du « Tantum ergo » romain , pour les grandes fêtes. Ce dernier chant, très peu connu en dehors des diocèses qui ont conservé le rit romain , est d'un effet prodigieux lorsqu'on l'entend exécuté par des masses vocales accompagnées de la grande et ineffable harmonie de l'orgue. La joyeuse antienne « Regina caeli » appartient aussi au sixième mode. On pourrait demander ici pourquoi elle n'a pas été composée sur le cinquième ton, spécialement consacré à l'expression des sentiments joyeux; je réponds que cette méprise du compositeur, si c'en est une, est plutôt apparente que réelle. En effet, le chant de cette antienne, ne roulant en grande partie que dans la région supérieure du sixième mode, présente le même genre d'expression que s'il avait été écrit sur le cinquième, et telle ,a été, je pense, l'intention de son auteur. On peut en juger par la comparaison de cette antienne avec « l'Ave regina caelorum », qui est également du sixième; dans celle-ci, dont l'expression plus calme et plus humble, exigeait une mélodie moins sonore, moins élevée, le chant descend plus d'une fois dans les notes inférieures du mode, ce qui n'arrive jamais pour le joyeux « Regina caeli » ; nouvelle preuve du goût judicieux qui a présidé à la plupart des compositions liturgiques du chant grégorien.

Le septième mode, sol, la, si, ut, re, mi, fa, sol, le plus haut de tous ceux qui ont été conservés, est appelé « angélique ». Est-ce en considération de cette épithète, d'ailleurs un peu vague, que la liturgie romaine le met dans la bouche des deux envoyés célestes, à l'introït « Viri galilaei », du jour de l'Ascension ? Quoi qu'il en soit, ce mode est vraiment angélique dans le « Lauda Sion », composé par le grand saint que l'Église elle-même appelle le docteur Angélique. Voilà encore un rapprochement qui n'est peut-être pas tout à fait imaginaire. Les pièces de chant du septième mode se distinguent généralement, comme la prose de saint Thomas elle-même, par une mélodie vive, éclatante, sonore et, très variée dans ses mouvements. Ce mode s'adapte également bien aux paroles liturgiques qui demandent une expression naïve, tendre ou mystique. Nous citerons, dans ce dernier genre, les belles Antiennes romaines de la fête de sainte Agnès, presque toutes du septième ton ; les trois premières des vêpres de sainte Lucie, ainsi que l'antienne de « Magnificat » des deuxièmes vêpres ; mais surtout les trois suivantes des vêpres de saint Martin : « Dixerunt discipuli. — Domine, si adhuc populo tuo ! —Oculis ac manibus, in caelum semper intentus ». N'oublions pas non plus la belle antienne pour les obsèques, « In paradisum deducant te », qui résume en quelques lignes les caractères si variés du septième mode.

Toutes ces antiennes romaines sont délicieuses de mélodie et d'expression.

Le huitième mode, ainsi disposé, re, mi, fa, sol, la, si, ut, re, semble de prime abord être identique avec le premier. Il reste cependant entre ces deux tons une sensible différence, provenant de celle de leur dominante et de leur finale respectives. Dans le premier, la dominante est la et la finale re, tandis que dans le huitième, la dominante est ut et la finale sol. Il est facile de voir comment cette différence de finales et de dominantes, dans les deux tons, influe sur le caractère particulier des mélodies respectives qui en dérivent. Aussi, tout chanteur tant soit peu exercé devinera, à l'inspection des premières et surtout des dernières notes d'un morceau, s'il est du premier ou du huitième mode. Cette remarque s'applique, du reste, à tous les tons. Celui qui nous occupe a reçu l'épithète de parfait « perfectus ». Quelques auteurs, ne voyant pas trop quel rapport il pouvait y avoir entre cette qualification et le mode qui en a été l'objet, ont pensé qu'elle signifiait que ce huitième mode avait été formé comme plagal du septième, afin de compléter, de perfectionner le système des huit modes grégoriens. J'avoue que cette explication me parait plus ingénieuse que solide. Le huitième mode est d'un usage très fréquent. Ce qui le distingue, c'est l'ampleur et la douce gravité de ses mélodies. Ce caractère peut se modifier diversement, selon que le chant affecte plus particulièrement la région supérieure ou la région inférieure du mode, ainsi que nous en avons déjà fait la remarque pour les autres tons. Parmi les nombreuses pièces appartenant au huitième, je citerai l'hymne romaine du Saint-Sacrement, « Verbum supernum prodiens », et la Commémoraison également romaine de tous les martyrs, « Isti sunt sancti ». Ces deux citations me serviront à rendre plus claire, en la développant, la remarque qui précède touchant le goût judicieux qui a présidé à la composition du chant romain, non seulement quant au choix des modes, mais encore quant à l'emploi des notes supérieures ou inférieures du même mode, selon l'exigence du texte sacré, Ainsi, l'hymne « Verbum supernum prodiens » , destinée à célébrer le mystère noble et touchant de l'institution de la Cène, roule presque tout entière dans la région moyenne et inférieure du mode, tandis que l'antienne « Isti sunt sancti quos elegit Dominus ; dedit illis gloriam sempiternam », consacrée au triomphe et à la gloire de tous les martyrs, affecte de préférence les cordes hautes et vibrantes du même huitième ton. Quiconque voudra se livrer à l'analyse comparative de ces deux morceaux, reconnaîtra la justesse de mon observation. Nous avons parlé plus haut de l'ampleur et de la douce gravité qui distinguent le huitième ton. Ces deux caractères sont sensibles dans un des plus beaux chants de la liturgie catholique, celui du « Veni, Creator », qui appartient au huitième mode.
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